Ulysses
Traduction :
Auguste Morel, revue par
Valéry Larbaud,
Stuart Gilbert et
James Joyce
ISBN : 9782070400188
Bonnes gens qui me faites l'immense plaisir de me lire , n'attendez
pas de moi que je vous analyse savamment, si ce n'est avec une pédanterie digne d'un intello ou d'un universitaire bavant devant ses diplômes , les rapports qui existent (ou existeraient) entre tel ou tel personnage du roman de l'Irlandais et tel ou tel héros de l'"Odyssée" d'
Homère. (Déjà, je préfère l'"Iliade" à l'"Odyssée", alors ... ) Pour ceux qui nous feraient une crise si nous nous y refusions, tenons-nous en à la version qui voit en Stephen
Dedalus, le "double" de l'auteur, au patronyme si évocateur, un avatar de Télémaque et, en Léopold Bloom, ... Qui, au fait ? Eh ! bien, s'il le fallait absolument, c'est Bloom que je verrais bien dans l'équivalence d'
Ulysse. Eh ! oui, Bloom, grand, gros, carnivore amateur d'abats et pourtant âme bien plus tendre et plus sensible qu'il ne souhaite l'avouer, Bloom le Voyeur, Bloom l'Obsédé sexuel à tendance bi, désormais incapable de faire l'amour à sa femme, Molly, comme celle-ci le souhaite et qui, pourtant, malgré leurs nombreuses infidélités, à l'un comme à l'autre, continue à aimer profondément et sincèrement l'ex-Miss Tweedy, même s'il lui laisse faire parfois des
passes pour mettre du beurre dans les épinards de la maison.
Quelqu'un me demandait un jour, me plongeant au
passage dans une grande hilarité : "Pourriez-vous me résumer l'"
Ulysse" de Joyce" ?" Non. Non. Je ne peux
pas . Déjà que le résumé, ça n'a jamais été mon fort mais avec Bloom et
Dedalus aux commandes, cela me deviendrait carrément impossible. J'ignore - et je veux continuer à ignorer - ce que Joyce a voulu mettre ici et enlever là, je m'en fous, voyez-vous, complètement : pour moi, et bien qu'
elle soit rédigée dans une prose qui étonne souvent, blesse parfois et en choquera certainement plus d'un, même à notre époque,"
Ulysse" est avant tout une poésie formidable, au sens hugolien du terme. Oui, un immense, un extraordinaire poème où l'on aimerait se perdre comme l'on se perdrait, une nuit de clair de lune, à la fois découragé et pourtant encore émerveillé de la Vie, dans
les vagues trompeuses de l'Atlantique. J'ai mis beaucoup d'années à y voir ce que certains d'entre vous n'y distingueront jamais mais peut-être est-ce leurs visions qui sont les bonnes et non les miennes. Quant à ceux qui ne voient et n'entendent rien en "
Ulysse", alors là, franchement, je suis triste pour eux, de la même tristesse que celle de Bloom quand il songe à son fils mort. Et je leur conseille de ne
pas se lasser, de continuer encore et toujours : un jour, leurs yeux s'ouvriront et ils verront la Beauté indicible de ce livre foutraque et génial sans lequel, à mon modeste avis, un autre grand Irlandais,
Samuel Beckett, n'eût jamais attendu Godot ... Oui, ils entendront l'accent de Dublin et celui, plus oxonien, de Stephen, avec toute cette haine du Père et, partant, de l'Autorité, qui l'habitera toujours. Ils percevront les brâmements volontairement excessifs de Bloom, chargés de dissimuler la discrétion véritable de cette nature dans le fond si fine, et ce coeur, qui ne sait trop où il va à défaut de refuser de fermer les yeux sur le lieu d'où il vient, les touchera par sa tendresse, son ironie, sa douceur et sa sagesse. Et, tout à la fin, car ce n'est là qu'
elle se dévoile dans un flux de conscience qui vaut pour moi tous ceux imaginés par
Virginia Woolf, ils percevront le pépiement musical de Molly, à la fois coléreux, las - oh ! si las ! ... - , résigné mais tout gonflé encore d'amour.
Dans "
Ulysse", il y a des bagarres, des ivrognes, des malpolis, des blasphémateurs (ah ! Buck Mulligan, comment pourrait-on vous oublier, toi, ton blaireau et ton bol à raser ! ), des barjots, des filles de joie, une Dominatrice qui, finalement, n'est
pas si méchante fille que ça, des hommes et des femmes qui cherchent leur sexualité et qui se cherchent aussi, plus simplement (ou de manière beaucoup plus complexe, hélas pour eux qui, aveugles, ne s'en rendent
pas compte ! ), des gamins de Dublin qui ont vu ce qu'il ne fallait
pas qu'ils vissent, Dublin elle-même, omniprésente, omnipotente, envahissante, avec ses deux visages, celui qui fixe le soleil irlandais derrière ses brumes nostalgiques et celui qu'elle ne réserve qu'à ces Noctambules qui, dans une très longue scène qui préfigure le théâtre de
Beckett, viennent livrer au lecteur (enfin, c'est l'impression que ça m'a toujours fait ) comme leur vision personnelle de "Cabaret."
Dans "
Ulysse", rien n'est en ordre (sauf les comptes de Bloom, peut-être ), les Orangistes énervent les Catholiques et il y en a un - ma foi oui, je le crois orangiste - qui s'en prend même à Bloom, lui reprochant les origines juives de son père, lequel s'est converti mais ... au catholicisme . Alors là, Bloom se met en colère, et il rappelle à l'ignare malappris que le Christ était juif. En vain, bien sûr mais cela fait tellement de bien de le lire, de voir la sottise foulée aux pieds ... Oui, tout est fou ou semble l'être à l'un ou l'autre moment dans "
Ulysse" et même si Bloom, comme d'ailleurs
Dedalus, ne s'embringue guère dans les histoires de nationalisme, tous deux nous évoquent une Celtie qui jamais ne mourra. Tous deux adeptes du Crépuscule et de la Solitude qui font réfléchir, se révolter et choisir parfois de
passer de vie à tré
pas ou du tré
pas à la vie, ils sont, l'un si froid et aussi raide qu'un parapluie, avec quelque chose de taiseux qui, parfois, explose en une éblouissante chandelle de haine et de mépris, l'autre si rond et si amoureux de l'analyse, quelle qu'
elle soit, qui
passe ses jours et ses nuits à dissimuler sous une faiblesse qui n'a de la fragilité que l'apparence sa nature foncière de pilier, ils sont l'Emotion, la Révolte, le Chagrin, l'Oubli qu'on ne peut
pas oublier, cette Mélancolie infinie qui, entre deux verres d'alcool, reste chevillée à la carapace de tout Celte qui se souvient de ses ancêtres et des steppes lointaines et nues ...
A mes yeux, tous deux sont un hommage, inconscient peut-être, de Joyce bien plus à la nature de l'Irlande qu'à la Grèce antique, si grande qu'ait été cette dernière. Avec ces deux-là, tout tourne autour de l'Amour mais aussi de la Tristesse éternelle et des chants des banshees, de l'Autorité qu'on respecte ou qu'on dupe, et enfin de la Complexité sans bornes des rapports humains (sentimentaux, sexuels, filiaux, paternels, maternels, amicaux, haineux ...) Et pourtant, avec ça, ils trouvent la force de sourire, de rire, de se moquer, y compris d'eux-mêmes, cette puissance terrible de l'auto-dérision qui marque certains peuples plus que d'autres. Même devant le Mal, même devant la Mort la plus horrible, il faut savoir rire. Une dernière fois sans doute mais avec fierté, avec panache : c'est ainsi que, en dépit de la douleur et du chagrin, l'on demeure invaincu à jamais et à jamais supérieur à ses ennemis.
Comme tout livre inspiré par le Génie, l'"
Ulysse" de Joyce est une leçon de Vie et de Mort. Irrespectueuse (souvent), cynique (encore plus souvent), grotesque (d'ailleurs, sous sa défroque hilare, le clown du cirque n'est-il
pas en fait aussi inquiétant que les malheurs qu'il nous faut affronter au quotidien ? ), glauque et ambiguë (Bello-Bella la Dominatrice autant que Molly qui,
elle, se laisse dominer pour dominer en paix) mais aussi pleine de beautés aussi variées que les souvenirs poétiques des uns et des autres, toute la verdure d'Erin au printemps, la tendresse lasse et pourtant toujours présente de Molly, les courses effrénées de Bloom, toujours à la recherche d'une pièce pour pouvoir lui offrir ce qu'elle aime, la retenue si particulière de Stephen que Bloom, on en jurerait volontiers, rêverait presque de voir prendre la chambre du haut, chez lui, formant ainsi une espèce de "ménage-à-trois" où Stephen serait à la fois l'amant et le fils perdu de Molly, la consolant peut-être ainsi un peu de ...
Peut-être. ;o)
Parce que, avec "
Ulysse", vous pouvez extrapoler et rêver à
L Infini. Il suffit tout simplement d'attendre votre heure pour saisir ce flux dont parlait en son temps le Grand Will, et vous laisser guider, lentement, sûrement, avec douceur, au-delà des cris et de la vulgarité que Joyce a semés en chemin pour que tout le monde n'ait
pas un accès trop facile à son Jardin Secret (comme tout jardin du même type, "
Ulysse" se mérite ), dans la chaude poésie d'un roman apparemment aussi incompréhensible que le "Jabberwocky" de Carroll mais qui, si vous avez la courtoisie de l'en prier, vous découvrira un jour - en tous cas, je l'espère très sincèrement pour vous - une beauté aussi pure et aussi noble que le plus énigmatique des camées. ;o)