Vous vous demandez peut-être qui sont ces deux gugusses espagnols morts et enterrés depuis bientôt quatre siècles. Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza ? Tirso de Molina ? Des noms dont jamais, jamais personne ne m'a parlé en France, d'illustres inconnus. Et pourtant...
Si je vous dis Corneille, Molière, là, d'un coup, votre oeil s'égaye, vous vous dites, ça c'est du français, c'est du grand théâtre classique bien de chez nous (je m'adresse aux Français et m'excuse auprès des autres francophones de par le monde). le Cid ? ça vous parle ? Eh bien c'est juste une transcription française d'une pièce espagnole de Guillén de Castro. Dom Juan ? vous vous rappelez ? juste une transcription également de Tirso de Molina sus-mentionné. Le Menteur ? ça vous dit quelque chose ? là encore, juste une transcription de Ruiz de Alarcón.
Mais je ne lui jette pas la pierre à Corneille, d'avoir si abondamment puisé dans le répertoire espagnol car La Vérité Suspecte (La Verdad Sospechosa) méritait bien une transcription française et se fut Le Menteur. De même pour le Séducteur de Séville (El Burlador de Sevilla y convidado de piedra) qui renaîtra en France sous la plume de Molière en tant que Dom Juan.
Avec La Vérité Suspecte, on est dans de la comédie à la frontière de la tragi-comédie. En revanche, avec le Séducteur de Séville, on est dans de la tragi-comédie à la frontière avec la tragédie. le siècle d'or espagnol a vu fleurir un théâtre bien plus nuancé et riche que ce qui s'était fait auparavant. En ce sens, seul le théâtre élisabéthain peut soutenir la comparaison avec celui-ci, tant le niveau de ces Comedias est élevé.
Dans La Vérité Suspecte, Ruiz de Alarcón fustige, comme vous pouvez vous en douter, l'art du mensonge, malheureusement si répandu aujourd'hui comme hier et même parmi les plus hautes strates de la société. Ici, Don García a tout pour plaire : jeune, courageux, bien né. Les femmes devraient se bousculer pour s'éprendre de lui mais, le beau Don García ment comme il respire, au grand dam de son père, le très noble et très estimé Don Beltrán.
Du coup, Jacinta et Lucrecia, deux belles aristocrates à marier, hésitent à s'engager auprès de Don García tant elles ont pu surprendre de mensonges dans sa bouche. À telle enseigne que, même quand il dit la vérité, celle-ci paraît suspecte, d'où le titre qui est une forme sophistiquée de la formule crier au loup. Cependant, soucieuse de ne pas vous alerter sans raison, j'aime autant vous laisser découvrir le dénouement de l'intrigue par vous-même.
Quant au Séducteur de Séville de Tirso de Molina, j'avoue ne pas bien comprendre pourquoi cette pièce originale, originelle même, ainsi que son auteur sont si peu connu dès que l'on franchit les frontières de l'Espagne car je trouve cette pièce vraiment très bien faite : bonne construction, bon rythme, personnages aux tempéraments marqués, propos osé et novateur pour son temps.
De plus, et c'est un point non négligeable, notamment par rapport à la version remaniée de Molière, on sait ici parfaitement qui est le commandeur et d'où vient sa statue. J'avais toujours du mal à comprendre, plus jeune, comment ce commandeur intervenait, qui il était et pourquoi il était là. Je trouvais ce passage mal ficelé et un peu abscons. Ici, enfin, c'est clair.
Le commandeur est le père d'une des femmes abusée par Don Juan, que celui-ci, pris la main dans le sac, a été obligé de tuer pour sauver sa peau. (Au passage, vous remarquerez que comme le veut la tradition espagnole, on écrit Don Juan et non Dom Juan comme l'a fait Molière par la suite.)
Le roi d'Espagne, très affecté par la mort de son commandeur, a fait édifier sur son tombeau une statue le représentant. Et Don Juan n'hésite pas à profaner ce tombeau et à se moquer de cette statue de pierre et de ce qu'elle représente. On comprend donc mieux l'intervention et la présence de ce personnage surnaturel. Reste à savoir ce qu'il représente.
L'histoire débute dans le sud de l'Italie, à Naples, où Don Juan Tenero se rend auprès de son oncle, ambassadeur du roi d'Espagne auprès du roi de Naples. le père de Don Juan, Don Pedro Tenero, est lui-aussi un personnage important du royaume d'Espagne puisqu'il est une sorte de ministre de la justice et plus ou moins le numéro 2 de l'exécutif. C'est un homme loyal et très estimé du roi. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il ne sait rien refuser à son turbulent fils Don Juan.
Lequel Don Juan qui, en plus du statut social, est doté d'une gueule d'ange à faire succomber toutes ces dames. Son courage et son sens de l'honneur n'ont rien à envier au restant de l'aristocratie, par contre, son sens de la morale (notamment religieuse) vis-à-vis des femmes est plus bas que tout.
Disons même qu'il saute sur tout ce qui bouge et qu'il n'hésite pas, pour accéder à ses fins, à mettre quiconque dans l'embarras d'une situation scabreuse, voire, de mettre la vie d'autrui en danger.
À peine arrivé en Italie, notre brave Don Juan Tenero déflore une belle dame de l'aristocratie, la duchesse Isabela, et provoque un vrai petit scandale diplomatique si bien qu'il est obligé de regagner sa terre d'Espagne manu militari pour échapper aux poursuites. Qu'il fasse naufrage et qu'il doive la vie et l'hospitalité à une villageoise de la côte ne l'empêche pas de lui promettre sa main afin de la posséder et de s'éclipser l'heure suivant comme le dernier des voleurs. (De même la scène du bord de mer s'explique difficilement chez Molière, ici, elle a une véritable explication et raison d'être, ce n'est pas juste un prétexte.)
Toutes y passent : nobles, paysannes, riches, pauvres ! En outre, il n'hésite pas non plus à forcer des dames non consentantes où à embrocher des gentilshommes qui seraient venus leur porter secours. C'est ce qui arriva à la ravissante et distinguée Doña Ana, fille du commandeur Don Gonzalo de Ulloa. Vous en savez probablement bien assez quant aux noeuds de l'intrigue.
Si l'on examine maintenant la personnalité de Don Juan, elle est, reconnaissons-le, fort intéressante. Voilà quelqu'un d'abject — quoique, ce point soit discutable — mais qui a le courage de ses convictions. C'est un raisonneur, un calculateur, un cartésien, un scientifique, presque, qui ne se laisse aller à aucune superstition, même quand son pleutre de valet, Catalinón, lui prédit les pires châtiments célestes.
Mieux que cela, il ne se laisse pas démonter lorsque la statue du commandeur vient à son rendez-vous qu'il lui avait donné par boutade. Bref, Don Juan est un homme moderne, truqueur et non croyant, qui ne s'embarrasse pas trop de préjugés moraux et des moyens pour arriver à ses fins, comme doivent l'être tous les hauts personnages de la politique, de la finance, du business actuels s'ils veulent réussir.
C'est cela qu'aussi bien Ruiz de Alarcón que Tirso de Molina dénoncent, la montée en puissance de ces menteurs ou amoraux aux plus hautes fonctions de la société, aux plus belles places de l'aristocratie.
Selon Tirso de Molina, l'ultime rempart à ses hommes ne sera jamais la justice des hommes, mais bien ce qui leur reste de conscience, qui se matérialise sous les traits d'un commandeur de pierre et qui dit à ce qui reste de fragments de pureté dans le coeur de Don Juan quelque chose du genre : « Es-tu fier de tout ce que tu as fait ? »
Il y a donc beaucoup de points communs entre ces deux pièces judicieusement associées dans ce recueil. Deux pièces très plaisantes, surtout le Séducteur de Séville que je trouve vraiment magistrale et qui justifie pleinement l'avènement d'un mythe de Don Juan qui se répercute de siècle en siècle et que chacun réaménage à sa sauce, entre autres, Molière, Mozart, Byron, Pouchkine, Balzac, Montherlant, etc.
Lisez donc sans crainte ces deux moutures originelles, — selon moi très réussies — mais souvenez-vous que même la vérité est parfois suspecte et que finalement, elle ne signifie parfois pas grand-chose.
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