Nous n’avons pas de langage pour les fins
Nous n’avons pas de langage pour les fins,
pour la chute de l’amour,
pour les labyrinthes compacts de l’agonie,
pour le scandale bâillonné
des enlisements irrévocables.
Comment dire à celui qui nous abandonne
ou que nous abandonnons
qu’ajouter encore une absence à l’absence
c’est noyer tous les noms
et dresser un mur
autour de chaque image ?
Comment faire des signes à qui meurt,
quand tous les gestes se sont figés,
quand les distances se brouillent en un chaos imprévu,
que les proximités s’écroulent comme des oiseaux malades
et que la tige de la douleur
se brise comme la navette
d’un métier disloqué ?
Ou comment se parler tout seul
quand rien, quand personne ne parle plus,
quand les étoiles et les visages sont neutres sécrétions
d’un monde qui a perdu
le souvenir d’être monde ?
Peut-être un langage pour les fins
exige-t-il l’abolition totale des autres langages,
la synthèse imperturbable
de la terre brûlée.
A moins de créer un langage d’interstices,
capable de resserrer les moindres espaces
imbriqués entre le silence et la parole
et les particules inconnues sans désir,
qui seulement là promulguent
l’équivalence ultime
de l’abandon et de la rencontre.
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No tenemos un lenguaje para los finales
No tenemos un lenguaje para los finales,
para la caída del amor,
para los concentrados laberintos de la agonía,
para el amordazado escándalo
de los hundimientos irrevocables.
¿Cómo decirle a quien nos abandona
o a quien abandonamos
que agregar otra ausencia a la ausencia
es ahogar todos los nombres
y levantar un muro
alrededor de cada imagen?
¿Cómo hacer señas a quien muere,
cuando todos los gestos se han secado,
las distancias se confunden en un caos imprevisto,
las proximidades se derrumban como pájaros enfermos
y el tallo del dolor
se quiebra como la lanzadera
de un telar descompuesto?
¿O cómo hablarse cada uno a sí mismo
cuando nada, cuando nadie ya habla,
cuando las estrellas y los rostros son secreciones neutras
de un mundo que ha perdido
su memoria de ser mundo?
Quizá un lenguaje para los finales
exija la total abolición de los otros lenguajes,
la imperturbable síntesis
de las tierras arrasadas.
O tal vez crear un habla de intersticios,
que reúna los mínimos espacios
entreverados entre le silencio y la palabra
y las ignotas partículas sin codicia
que sólo allí promulgan
la equivalencia última
del abandono y el encuentro.
(Onzième poésie verticale (Undécima poesía vertical), édition bilingue, traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Bruxelles, Éditions Le Cormier, 1989).
Être
L’inépuisable lutte entre les êtres
est la première condition d’être.
Etre une rose c’est lutter contre une autre rose,
visible ou invisible,
contre toutes les roses.
Et même plus :
c’est lutter contre ce qui n’est pas une rose.
Et plus encore :
c’est lutter contre sa propre absence de rose.
La lutte scandaleuse
entre deux êtres qui s’aiment
est une évidente affirmation d’être.
La défaite de l’amour
est son triomphe.
Toute parole est un doute…
Toute parole est un doute,
tout silence un autre doute.
Cependant,
la fusion des deux
nous permet de respirer.
Tout dormir est un enfoncement,
tout réveil un autre enfoncement.
Cependant,
la fusion des deux
nous permet de nous réveiller à nouveau.
Toute vie est une forme d’évanescence,
toute mort en est une autre.
Cependant,
la fusion des deux
nous permet d’être un signe dans le vide.
« Nous devons parvenir
à ce que le texte que nous lisons nous lise.
Nous devons faire en sorte que la rose
Que nous venons de créer rien qu’en la regardant
Nous crée en même temps »
Roberto JUARROZ – Une Vie, une Œuvre : Le puits et l'étoile (France Culture, 1995)
Émission "Une Vie, une Œuvre », par Pascale Charpentier, sous-titrée « Le puits et l'étoile », diffusée le 5 novembre 1995 sur France Culture. Invités : Roger Munier, poète ; Silvia Baron-Supervielle, écrivain ; Michel Camus, écrivain, éditeur aux Lettres Vives ; Bassarab Nicolescu, physicien ; André Velter, poète ; Bertrand Fillaudeau, directeur des Éditions José Corti ; Raphaël Sorin, directeur de collection aux Éditions Flammarion.