Au bout de quelques mois, dans le secret de ses pensées, il avait fini par se l’avouer : il en était tombé amoureux. Mais peut-on tomber amoureux de quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? Ne s’était-il pas plutôt entiché d’un fantôme ? Jamais il ne lui avait écrit ses sentiments. Jamais le moindre petit mot dans les lettres qu’elle lui envoyait ne lui avait permis le moindre espoir. Amour unilatéral. Voie à sens unique et sans issue. Ces derniers mois, il avait ressenti un tel décalage entre ses rêves et la réalité qu’il allait devoir affronter au jour de sa démobilisation qu’il se préparait à une grande désillusion. La vérité était cruelle : il s’était fait du cinéma mais, maintenant, le mot « fin » s’affichait sur l’écran.
Comme Étienne et Bernard, ils sont des centaines à perdre leur regard et à s’emplir la tête du blanc des maisons d’Alger et du bleu du ciel d’Afrique du Nord. Beaucoup ont conscience qu’ils ne remettront jamais les pieds sur cette terre d’Algérie qui leur a volé une partie de leur jeunesse. Ce qui impressionne le plus, c’est le quasi-silence. Les hommes ne parlent pas.
« Beaucoup de choses à raconter mais rien à dire. »
Plus vraiment militaires mais pas encore civils, leur esprit est tiraillé entre joie de retrouver leur famille, l’appréhension de devoir se séparer des copains avec qui on a tout partagé et le retour à la vie civile qui s’ouvre devant eux avec l’incertitude de l’inconnu.
Partir, c’est extraordinaire, mais revenir en Algérie après une permission, c’est terrible. Retrouver l’uniforme après la permission de vingt et un jours qu’il a eue l’an dernier, juste avant les événements de mai 1958 et le retour du général de Gaulle, a été un calvaire. Un cafard insurmontable dès son arrivée dans le bled. Un état dépressif pendant des semaines et des semaines. Si dur de revenir qu’il a préféré ne pas partir une seconde fois. Plutôt rester dans le bled que revivre ces nuits terribles.
Alger s’éloigne et s’estompe. L’horizon s’élargit et la ligne ocre de la côte algérienne s’étend maintenant sur plusieurs dizaines de kilomètres. Très loin vers le sud, les montagnes de Kabylie ferment l’horizon en une ligne bleutée dont les contours se confondent avec le ciel. En moins de une heure, l’Algérie, tel un fantôme, se dissout et disparaît dans la brume de mer.
Le but, c’est de vivre de son travail, pas de se crever à la tâche et de devenir malade et vieux avant l’heure. Il a eu tout le loisir d’y réfléchir. Aujourd’hui, comment pourrait-il dire à son père qu’ici on a tout faux, qu’on ne pourra pas continuer à en faire autant et qu’il faudra tout revoir