Charles Juliet a une prédilection pour les artistes taiseux, les créateurs avares de leurs mots, les amoureux du silence.
Sûrement parce qu'il leur ressemble.
Il "rencontre" ainsi Bram van Velde, le Hollandais, Giacometti, l'Italien, Beckett, l'Irlandais : trois taciturnes, qui refusent de créer pour "faire", acceptent l'attente et la contemplation comme une maturation nécessaire à leur art, lui sacrifient tout dans une ascèse sans concession et tutoient -avec angoisse le plus souvent- le "néant vaste et noir"..
Les rencontres avec Beckett- quatre, exactement- consignées dans cet opuscule, ont quelque chose de déroutant : elles sont interrompues, confuses, brusques et timides à la fois ; le grand écrivain s'y montre peu explicite sur l'alchimie mystérieuse de son art.
Une chose m'a vraiment étonnée de la part d'un écrivain dont chaque mot fait mouche et que j'imaginais ultra-cérébral: Beckett dit avoir refusé l'intellect par une nuit d'illumination à la Pascal, et avoir décidé ce soir-là, sur une digue d'Irlande, de faire uniquement confiance , désormais, à l'instinct.
Autre chose est aussi clairement verbalisé que j'avais bien perçu en lisant -un peu dans le désordre, j'avoue- sa production théâtrale : il refuse de faire l'exploitation d'une veine dramatique ( ou romanesque ) en multipliant les tentatives sur un même filon. Il sait qu'il doit avancer à chaque fois, faire un pas en avant vers le silence, vers l'extinction de la voix et l'effacement du mot. Cette ascèse sans concession le rapproche inévitablement de la mort, qui est le lot commun des hommes, fussent-ils des artistes.
Ces rencontres m'ont intéressée- il y a en particulier un magnifique "portrait" de Beckett- mais je leur ai trouvé un air un peu guindé, un peu impressionné -le regard de chouette hérissée du grand écrivain a dû paralyser notre Charles Juliet.
Les rencontres avec Bram van Velde- un autre mutique!- avaient plus de chaleur, de tacite compréhension...et surtout ce muet-là sait trouver tout à coup des pépites foudroyantes, des vérités transcendantes que note scrupuleusement Charles Juliet comme on recueille les oracles de la Pythie. Ce peintre timide, misérable et génial m'a plus touchée, j'ai eu l'impression de le "rencontrer" davantage que l'immense Samuel Beckett dans son retrait hiératique.
NOTE DE L'ÉDITEUR : Ce livre contient le récit des quatre rencontres de Charles Juliet avec Samuel Beckett, en 1968, 1973, 1975 et 1977. La parole de l'écrivain — le récit de ses doutes, l'histoire de sa longue ascèse — y est scrupuleusement recueillie mais ses gestes, ses regards y sont aussi décrits avec précision, ses attitudes, tout ce qui faisait de lui un homme hors du commun, plongé dans une recherche sans terme ni bornes, immédiatement sensible à sa lecture comme à son contact.
Ce petit livre de 72 pages est paru chez P.O.L. en 1999. le 24 octobre prochain, nous fêterons le quarantième anniversaire de la rencontre entre Samuel Beckett et Charles Juliet. Et puis quoi ? Et bien Charles Juliet est l'auteur de Lambeaux. Petit rappel : Lambeaux marque un tournant essentiel dans l'écriture de Charles Juliet. Il le libère et le fera ensuite passer de la poésie et des journaux à la fiction. L'auteur y vide pour la première fois sa mémoire, dénoue le noeud de son malaise et l'origine de son écriture : la mort de sa mère alors qu'il n'a que quelques mois. Par des phrases lentes, granitiques, il accède aux racines tranchées, extirpe sa mère du rien en lui donnant la parole.
La deuxième partie dit l'autre mère. Celle qui l'a recueilli. La "toute-donnée" qui ne se plaint pas et parle peu. Charles Juliet lui prête également ses mots. Il fouille, met à jour la pensée de cette femme, ce "chef-d'oeuvre d'humanité" qui l'a sauvé de la folie ou du suicide.
Derrière ce double portrait, Charles Juliet relate aussi la lente gestation de son être, par-delà les peurs, les blessures, les aridités. Par-delà la culpabilité. Jusqu'à cet instant où le brouillard se dissipe, où une force tranquille s'installe et lui permet à nouveau d'adhérer à la vie. --Laure Anciel --
On a du mal à imaginer la vie sans cette rencontre, tant la mère, la mémoire, le rien, le trop plein sont présents dans l'oeuvre de Beckett. Il fallait bien sûr cette rencontre et Charles Juliet nous en laisse un livre : un petit bijou où Samuel Beckett se confie au gré des conversations, décousues, comme lui tant embrouillées dès lors qu'il s'agit de parler de lui, mais toujours sincères et émouvantes. Ses passions de lecteur, d'amateur d'art, ses déceptions d'écrivain lorsqu'il évoque la mise en scène de certaines de ses pièces. Quelques petites anecdotes. Autant de petites choses qu'il convenait d'immortaliser là, dans ces 72 pages, et qu'il est nécessaire d'explorer.
Charles Juliet rencontre Samuel Beckett à quatre reprises, en 1968, 1973, 1975 et 1977, et lui témoigne une telle admiration que ce dernier en semble gêné.
Pourtant, le courant finit par passer entre les deux hommes et Beckett s'exprime volontiers entre deux silences : la généalogie de son oeuvre, notamment l'illumination de 1946 à Dublin où il a trouvé la voie de son expression littéraire propre : accepter d'exprimer le chaos qui est en lui ; ses protestations véhémentes contre ceux qui le définissent comme un écrivain de l'absurde : " Je n'ai jamais été d'accord avec cette notion de théâtre de l'absurde. Car là, il y a un jugement de valeur. " ; son rejet des interprétations universitaires de son oeuvre, " inutile vivisection " ; sa conception du travail de l'artiste qui est de disparaître en tant qu'individu de ce qu'il fait ; son goût pour les écrits mystiques de Jean de la Croix, maître Eckhart, Ruysbroek : " Oui... j'aime... j'aime leur... illogisme... leur illogisme brûlant... cette flamme... cette flamme... qui consume cette saloperie de logique." ; son amitié indéfectible pour le peintre Bram Van Velde ; sa crainte de la vieillesse, oscillant entre acceptation de ce moment de liberté créatrice et résignation accablée.
Un témoignage fort de Juliet qui a rencontré une ascèse et un outil de connaissance de soi dans le dépouillement du Maître, même si Beckett semble en douter : " Eloignez-vous, et de vous, et de moi."
Françoise Sagan : "Le miroir ***"