Un tortueux entretien d'embauche à la jonction de deux mondes : en 1957, un curieux coup d'épée science-fictif porté à une certaine socio-technologie.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/08/05/note-de-lecture-
abeilles-de-verre-ernst-junger/
Ancien officier de cavalerie, formé « à l'ancienne », héros et anti-héros de deux guerres, resté largement fidèle à ses conceptions déjà anciennes de l'honneur, Richard végète au chômage, la faillite le guettant de plus en plus alors que, clairement, l'épouse dont il est amoureux comme au premier jour ne mérite pas de vivre pareille déchéance matérielle. S'en remettant à l'habileté de son vieil ami Twinnings, expert madré dans le casage et le recasage d'anciens soldats à divers postes plus ou moins lucratifs dont il maîtrise les ressorts, les arcanes et les chemins de traverse, il se voit proposer de rencontrer Zapparoni, magnat formidable de l'automatisation et de la robotique, appliquées au plus sérieux comme au plus futile de la consommation de masse en plein essor. Celui-ci cherche en effet, semble-t-il, un ex-militaire familier des questions de sécurité opérationnelle, certes, mais également prêt à faire ce qu'il faut pour dissuader de brillantissimes créateurs – employés, à prix d'or, par l'industriel – d'aller voir ailleurs, le moment venu, si l'herbe est plus verte. Un entretien de recrutement est programmé, entretien qui sera riche en dérives intérieures, en chausse-trappes dissimulées et en questionnements éthiques et philosophiques.
Publié en 1957, traduit en français en 1959 par
Henri Plard chez Plon (avant d'être repris chez
Christian Bourgois en 1971), «
Abeilles de verre » a souvent été réduit par les commentateurs à une fable philosophique portant sur l'éthique du progrès technologique et sur la marchandisation des relations humaines. Il est cela, bien entendu, et si c'était tout, ce ne serait déjà pas mal, mais ce court roman (à peine 200 pages), dix-huit ans après la résistance intempestive au déferlement totalitaire que constituait à son corps défendant «
Sur les falaises de marbre », douze ans après la fin de la deuxième guerre mondiale et huit ans après «
Héliopolis » et sa dystopie ambiguë, couvre, pour peu que l'on veuille être attentif, un peu plus de terrain.
Bruce Sterling ne s'y était pas trompé dans sa lumineuse introduction à la réédition de l'ouvrage en anglais en 2000 (« la technologie ne vise pas tant à accélérer le progrès qu'à intensifier le pouvoir ») : le doute méthodique et néanmoins presque poétique exercé ici par
Ernst Jünger vis-à-vis de l'avancée technologique, en résonance avec des réflexions menées ailleurs par
Jacques Ellul, par exemple («
La Technique ou l'enjeu du siècle » est paru en 1954), va bien au-delà d'une simple nostalgie apparente (celle du cavalier vis-à-vis de la mécanisation blindée qui habite le capitaine Richard presque constamment, et tout particulièrement lorsqu'il évoque le sévère mentor Monteron – le jeu de l'auteur avec les noms propres est une constante jamais démentie – de sa jeunesse de cadet) comme d'un simple rejet conservateur de l'idée de progrès en soi. Reconstruisant une scène primitive de robots et d'automates qui doit certainement davantage à Karel Čapek qu'à
Isaac Asimov, celui qui s'est installé sept ans plus tôt à Wilflingen, en Haute-Souabe (qu'il ne quittera plus pour habiter ailleurs), met le doigt, avec force, sur le devenir industriel du monde (anticipant de plusieurs dizaines d'années la mainmise de facto des grandes entreprises transnationales sur la décision politique qui compte – ce qui ne pouvait que fasciner
Bruce Sterling comme membre fondateur du courant cyberpunk) et sur la composante militaire de toute une frange du spectaculaire marchand (et ce, bien avant
Guy Debord ou
Roger Stahl et son «
Militainment Inc. »).
Il ne s'agit pas, loin de là, de masquer les innombrables palinodies ayant jalonné la longue carrière militaire et littéraire d'
Ernst Jünger (le précieux ouvrage de
Michel Vanoosthuyse, «
Fascisme et littérature pure : la fabrique d'
Ernst Jünger », recensait en 2005 la manière dont la France, bien plus que l'Allemagne, avait répugné à entériner les vraies failles du guerrier devenu collectionneur d'insectes). Ceci n'empêchera nullement, par exemple, de voir «
Abeilles de verre » trouver une place bien particulière au sein du travail de
Gilles Deleuze : lors de l'un des séminaires ayant conduit à « Mille plateaux », il utilise en la citant in extenso la remarque portant sur la distinction entre la mort à la guerre et la mort au travail, en extrayant la logique sous-jacente de l'auteur allemand de son contexte volontairement macabre (
David Lynch s'en serait-il souvenu au moment de débuter son « Blue Velvet » de 1986 ?), pour nourrir sa réflexion sur les machines de guerre. Multipliant les références à « L'homme au sable »
D E.T.A. Hoffmann comme un appel du pied mi-sérieux mi-amusé au fantastique qui irriguerait la technologie (le recours, sans la nommer, à la célèbre troisième loi de Clarke – « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie » – ne fera que le confirmer à la page 46), jouant comme par avance avec les ruptures technico-poétiques d'un
Pierre Cendors («
Archives du vent », 2015),
Ernst Jünger se permet même ici d'examiner à sa manière personnelle le pacte faustien du salarié de luxe, bien avant
Herbert Marcuse,
Laurent Thévenot,
Luc Boltanski ou
Eve Chiapello. Ce court roman, s'il semble d'abord rebondir sur les thématiques d'«
Héliopolis », annonce sans aucun doute les développements bien ultérieurs d'«
Eumeswil », mais il pratique cette anticipation avec un art bien spécifique du détour et de la digression, comme pour mieux désarçonner les attentes initiales de la lectrice ou du lecteur, et plus encore de celle ou celui ayant déjà bien arpenté ces terres du recours métaphorique aux forêts.
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