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Critique de Colchik


L'espace d'une nuit – dans la Rome du Ier siècle ap. J.-C. – pour suivre le sénateur Publius Cornelius Tacitus et son épouse Lucretia Agricola dans leur tentative de sauver la vie et la fortune du futur historien Tacite sur le point d'être accusé de crime de lèse-majesté envers l'empereur Domitien. Il faut l'érudition, le style et la profondeur d'un écrivain tel qu'Hédi Kaddour pour nous entraîner dans l'épaisseur de cette nuit, nourrie de complots, vrais et faux, où les hommes macèrent dans leurs ambitions démesurées et dans la terreur de leur chute.
N'attendez pas un roman historique là où Hédi Kaddour se livre à une réflexion sur le pouvoir. D'un côté, le pouvoir impérial incarné par Domitien et son exécuteur des basses besognes, Norbanus, le préfet de la garde prétorienne. de l'autre, le pouvoir sénatorial représenté par Tacite, Pline le Jeune et Senecio, tous trois défenseurs des intérêts de la province de Bétique contre son ancien gouverneur Baebius Massa, protégé de Domitien. Mais, pour Senecio, la chute de Massa n'est peut-être que la première étape pour provoquer celle de l'empereur et le retour aux institutions et aux valeurs de la République ?
Kaddour se livre à une réflexion sur le pouvoir politique, mais aussi sur l'insatiabilité des classes dominantes dans l'accumulation de richesses et d'honneurs. Les sénateurs ont perdu leur influence au profit d'un enrichissement sans commune mesure avec ce qui était pratiqué sous la République où les valeurs morales primaient sur la fortune.
Rome, ville monde, est aussi une société du spectacle livrée aux jeux grandioses du cirque. le peuple aime Domitien à condition qu'il lui offre des émotions toujours plus fortes. le poète Aurelius est envoyé chanter l'histoire d'Orphée dans le grand amphithéâtre ; devant un parterre de bêtes sauvages, sa voix médiocre trouve dans l'angoisse de la mort une beauté soudaine, mais la foule ne se satisfait pas de si peu et sa cruauté trouvera à s'assouvir tout en flattant l'orgueil de Domitien.
Rome est enfin une société esclavagiste et la condition d'esclave libère les pulsions les plus violentes et les plus malsaines chez les maîtres. du haut en bas de l'échelle sociale, les esclaves assurent le fonctionnement de la vie quotidienne, mais aussi celui du palais, et encore l'exploitation des domaines agricoles, des mines, des moulins, des ports. Doté des meilleures intentions, soucieux d'humanité, plein de compassion, le maître n'en demeure pas moins le maître et ne peut toujours réprimer l'envie de punir, de soumettre, d'humilier.
Que reste-t-il dans un monde perverti ? La subversion opérée par la littérature. Dans un formidable chapitre montrant une soirée littéraire chez Titinius Capito, responsable du courrier impérial, Pétrone, jeune inconnu, protégé de Pline, livre à un auditoire incrédule des fragments de son Satyricon.
Comment ne pas voir dans la peinture extrêmement noire et violente de cette nuit romaine une métaphore de ce qui est à l'oeuvre dans nos sociétés modernes : confiscation du pouvoir par des élites, accaparement des richesses par quelques individus au détriment de l'intérêt public, assujettissement des plus faibles et des plus vulnérables, divertissements avilissants...
Texte exigeant, traversé de fulgurances, ourlé d'un latin qui n'est jamais là pour en mettre plein les yeux, mais pour coller au plus près de la pensée d'une époque, ce livre réussit une remarquable plongée dans le passé pour nous faire sentir nos errements du présent.
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