Une abondante série de textes de
Franz Kafka, souvent très courts: une page ou quelques pages, et des récits plus longs mais incomplets. Une incomplétude si caractéristique de Kafka, ce génie tourmenté qui, tout en étant convaincu de sa vocation littéraire, décrivait l'écriture de ses textes comme "une activité atroce", n'arrivait pas à les terminer, en était insatisfait au point de demander à son ami
Max Brod de détruire tous ses manuscrits après sa mort, ce que ce dernier ne fit pas, heureusement.
Le seul récit complet Description d'un combat, est un écrit de jeunesse, datant de 1906-1907, étrange onirique et fantastique, composé de 3 récits enchâssés, qui ne ressemble pas à ce que Kafka produira plus tard, excepté l'angoisse et l'étrangeté, et auquel je n'ai pas vraiment adhéré.
Pour le reste, c'est prodigieux, c'est Kafka dans tous ses états, avec ses thèmes de prédilection: l'incommunicabilité (Un contretemps quotidien,
La muraille de Chine), l'exclusion (Le retour, Communauté), l'aliénation du monde étouffé par une bureaucratie inhumaine (Les protecteurs, de nouvelles lampes, La taupe géante, le vieux garçon...), l'absurdité de notre destin et sa cruauté (Petite Fable, le vautour,
le Terrier) l'absurdité de la société humaine (Nocturne, le pilote, Renoncement, le coup à la porte du domaine,
La muraille de Chine) et celle des mythes (Le chant des Sirènes, Prométhée, Poseidon), l'interrogation métaphysique (Réflexions d'un chien) .
Je crois que l'on peut dire que tous ces récits sont des énigmes dont la signification profonde nous échappe le plus souvent, on se perd en conjectures, mais c'est cela justement qui en fait l'intérêt, stimule notre réflexion et notre imagination. Ainsi, le vautour dont le bec vient se planter dans la gorge du narrateur, est-ce que cela nous parle de la tuberculose laryngée qui va emporter Kafka ou de la mort qui va tous nous saisir? Que signifient ces balles qui poursuivent Prefleury, le vieux garçon? Pourquoi ce Pont à l'apparence humaine qui va s'écrouler? Et, dans Nocturne, cette multitude humaine qui croit dormir dans son lit mais se retrouve dans le désert, où le narrateur veille? Et l'on pourrait réitérer ces questionnements à propos de tous les récits.
Kafka utilise souvent, cela représente près du quart des récits, le récit animalier, mettant en scène animaux réels: chien, chat, souris, taupe, vautour, et d'autres totalement imaginaires, comme l'hybride chat-agneau (Un croisement) ou une bête imaginaire dans les récits Dans notre Synagogue ou le formidable
le terrier. Ces récits animaliers n'ont pas l'apparence d'une fable (sauf le récit Une petite fable) mais racontent, le plus souvent avec précision, une histoire réaliste. Je me dis que peut-être, par ce procédé, Kafka veut affirmer son refus de distinguer l'animal et l'homme, nous dire que nous n'avons jamais quitté ce monde de l'animalité depuis notre enfance, qu'il n'y a pas d'âme humaine, que notre animalité disparaîtra.
Beaucoup de ces récits, même les plus courts sont saisissants, et je ne suis pas prêt de les oublier. Ainsi, le retour, où un homme revient chez lui, comme le fils prodigue, mais toute sa famille le considérer comme un étranger, ne le reconnaît pas. de même, ce Vautour qui vient cruellement plonger son bec dans la gorge du narrateur, ou ce Pilote que l'équipage ne reconnaît pas comme tel, et tant d'autres.
Mais le plus extraordinaire, pour moi, c'est le dernier écrit (inachevé) de Kafka,
le Terrier qui décrit de façon implacable et angoissante, un animal dont on ne sait qui il est, à la fois carnivore, mais aussi avec des attributs humains tels la barbe, et qui consacre son temps à aménager son terrier, à le parcourir, le protéger, notamment une sorte de trésor garde-manger, mais qui dans sa paranoïa, va aussi à l'extérieur pour surveiller que personne n'approche. Finalement, c'est de l'intérieur que viendra la menace, un sifflement dont l'animal ne trouve pas l'origine et qui semble envahir tout
le terrier. J'ai lu que beaucoup considèrent que celui qui se met en scène, c'est Kafka. Pour faire simple, un Kafka conscient des trésors que sont ses manuscrits, et qui, après avoir eu peur toute sa vie des autres, découvre que c'est de l'intérieur que vient ce qui va le détruire, ce sifflement symbole de la tuberculose qui va l'emporter. Peut-être est-ce cela, ou pas, peu importe, C'est de toute façon la force impitoyable de Kafka qui vous emmène dans ce récit.
Quelques mots enfin sur l'écriture de Kafka, reconnaissable entre toutes, précise, froide, dépouillée, avec très peu d'adjectifs. C'est un peu comme si l'auteur nous décrivait les situations les plus absurdes, les plus atroces, avec les termes et les arguments dénués d'émotion d'un rapport administratif.
Et cette description de situations invraisemblables avec toute l'apparence d'un discours logique renforce encore le sentiment de l'absurde, de la cruauté, de l'inhumanité bureaucratique.
Et le monde de Kafka, c'est incroyable d'y penser, contient en germe, on le sait maintenant, toutes les dérives absurdes des bureaucraties, où l'on se partage l'irresponsabilité, et bien plus encore, toutes les horreurs inhumaines des systèmes totalitaires, des états fascistes et communistes, et de tous les organisations qui dénient le statut d'être humain à celui qui vous est étranger.