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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une histoire complète en 3 tomes, initialement parue en 2012 au Japon. Il s'agit d'un manga, avec une lecture de droite à gauche, en noir & blanc. La présente édition est très soignée car elle comprend la jaquette, 4 pages avec de la couleur rouge, et un page de calque en intercalaire. L'auteur est Atsushi Kaneko qui a tout réalisé : scénario, dessins et encrage.

Dans le prologue, une femme avec un imperméable rouge s'éloigne en faisant claquer ses talons, suivie de près par un homme avec une balafre. Chez lui, l'inspecteur Keiji Sata (26 ans) se prépare son petit-déjeuner avec un oeuf sur le plat, et des rectangles d'algue séchée. L'histoire se déroule à Tatsumi, une ville balnéaire, avec des casinos, en 1966.

L'inspecteur Sata se dépêche de se rendre sur le lieu d'un meurtre : une geisha nue, ligotée sur une chaise et éventrée. le capitaine Mori lui confie la recherche d'indices au bar "Lapins de la Lune". Sata en profite pour placer des avis de recherche pour Kiwako Komiyama, affiches qu'il a reprographiées à ses frais. Son comportement est parfois un peu étrange du fait d'un éclat fiché dans son cerveau, et de son obsession pour la pleine lune, et pour l'image de la Lune avec un obus fiché dans son oeil droit (image tirée d'un des films de Georges Méliès).

Très vite le lecteur prend conscience que la narration d'Atsushi Kaneko joue sur plusieurs niveaux. Il y a donc l'histoire personnelle de l'inspecteur Sata, encore une bleusaille pour ses collègues, pas encore affranchi sur le réel fonctionnement de la police dans ce secteur. Keiji Sata est encore intègre alors que tous les autres en croquent d'une manière ou d'une autre. le lecteur constate qu'il vit seul dans son petit appartement, avec un rituel quotidien pour se préparer son petit déjeuner, pas de distractions, et une obsession (= retrouver Kiwako Komiyama, soupçonnée de meurtre, avec découpage du cadavre).

Le lecteur découvre donc l'évolution de la situation de Sata, les magouilles de ses collègues, leur tentative pour le mouiller avec eux, et la raison pour laquelle ils veulent à tout prix le surveiller. Il constate aussi que le meurtre initial est vite oublié, et que Kiwako Komiyama s'avère des plus insaisissables. Comme dans un bon polar, Keiji Sata entrevoit des gestes qui lui mettent la puce à l'oreille sur les accointances diverses entre la police, la pègre et les parons de boîtes de nuit. Mais, c'est un peu plus compliqué que ça.

Atsushi Kaneko restitue avec habilité l'ambiance de cette station balnéaire par le biais de scènes sur la plage, de vues panoramiques de quelques artères, par la magnifique décoration de la boîte de nuit, un bar accueillant. Il sait aussi montrer des endroits moins pittoresques comme la boutique de bonbons où Sata a ses habitudes (il échange quelques politesses avec Akari, la vendeuse), ou un aquarium, ou encore un bar accueillant. le lecteur prend plaisir à s'immerger dans cette reconstitution qui fleure bon l'authenticité et la familiarité. La boutique de bonbons est vraiment épatante avec sa petite vieille à moitié endormie, et la serveuse plus jeune avec des velléités de féminisme. La boîte de nuit constitue une très grande réussite, entre sa décoration intérieure, son évocation d'un orchestre de jazz, et les tenues olé-olé des danseuses. Mais c'est un peu plus compliqué que ça.

Rapidement le lecteur ressent un malaise s'installer de manière pesante. Il y a bien sûr la cicatrice de Sata, l'éclat de métal fiché dans son cerveau, ses pertes de conscience, ses pertes de mémoire (au point qu'il retourne acheter des bonbons le midi alors qu'il en déjà acheté le matin, ou qu'il se prépare 2 petits déjeuners de suite). Mais pas seulement.

L'auteur prend un malin plaisir à accumuler les bizarreries. Il y a un collègue qui évoque le comportement anormal de sa femme (elle faisait sauter une chaussette dans une poêle à frire, farcie avec une brosse à récurer) sans s'en émouvoir ou s'en inquiéter. Il y a les 2 barmans qui portent un serre-tête avec des oreilles de lapins (vision étrange, absurde). Il y a une case qui s'attarde sur une molaire sur le sol d'une ruelle, sans information supplémentaire sur comment elle est arrivée là, ou à qui elle appartenait (page 159). Il y a beaucoup de personnages au visage un peu difforme, ou avec une tâche lie de vin, ou avec une excroissance de chair dans le cou. Sans devenir une foire aux monstres, les difformités physiques ajoutent à l'inquiétude ambiante, jusqu'à cette danseuse borgne.

Il y a bien sûr la dimension ignoble des meurtres (éventrations, débitage du cadavre), apportant une touche horrifique. Enfin il y a des éléments que le lecteur ne peut pas prendre au pied de la lettre comme des fourmis sortant de l'oreille d'un policier, ou des scientifiques qui ont leur bureau dans un grand tunnel, peut-être un émissaire. le lecteur sent que cette réalité bizarre est sujette à caution, que les éléments montrés ne sont pas fiables, comme s'ils étaient déformés par un esprit un peu déséquilibré (peut-être celui de Keiji Sata).

Sans tomber dans l'exagération, Atsushi Kaneko introduit de petits décalages avec la réalité qui déstabilise le lecteur, au point qu'il ne soit pas en mesure de savoir à qui se fier. Avec l'augmentation croissante d'indices, il ne sait plus ce qui participe vraiment de l'intrigue principale, et ce qui n'apparaît que comme décoration, incapable de faire le tri entre le signal et le bruit.

La lecture s'avère très agréable grâce à l'environnement reconstitué avec soin par Atsushi Kaneko, grâce à la dimension ludique de la lecture (savoir distinguer les indices, reconstituer le puzzle, identifier les schémas), et grâce aux citations graphiques. le plancher des couloirs du club de jazz évoque les motifs des planchers des loges dans Twin Peaks. Les dessins empruntent parois à José Munoz, ou à Keith Giffen quand il imitait lui-même Munoz. Certaines pistes (la disparition de la mère de Sata, l'existence deTamayama, un mystérieux indic) constituent autant d'appâts irrésistibles, déclenchant une envie irrépressible de lire la suite.
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