Texte fondateur de la modernité, témoignage de l'autoréflexion d'une époque sur elle-même au sein d'un processus historique et universel. Cet article reste d'une importance croissante par son étonnante actualité : À l'heure de la diffusion de l'idéologie bourgeoise, néolibérale et raciste sur la majorité de chaînes de télévision, il est bon de rappeler que s'efforcer d'avoir le courage de penser par soi-même, sans la conduite d'un autre, est plus que vital pour la démocratie, pour la vie en commun et même pour l'avenir et le progrès de l'humanité.
Kant nous rappelle que si l'être humain est resté durant toute son existence historique, sous tutelle, au stade infantile, la seconde moitiée du XVIIIème siècle est l'occasion de sortir de cet état de minorité, de se déprendre des préjugés, des idées préconçues à priori imposées par la tradition et souvent par les majeurs, ceux qui ont pris soin de réfléchir par eux-même et qui ont choisi d'imposer leur domination sur ceux qui, par paresse, choisissent de laisser les clés de leur entendement et de leur conscience à un ou des autres. Il ne s'agit pas d'incriminer seulement des citoyens qui désireraient la servitude, mais également le corps social entier et les institutions qui le composent, qui au contraire de pousser à la réflexion autonome, cherchent plutôt à obtenir des sujets l'obéissance et la docilité. “Mais j'entends présentement crier de tous les côtés : “Ne raisonnez pas !” L'officier dit : “Ne raisonnez pas, exécutez !” le percepteur : “Ne raisonnez pas, payez !” le prêtre : “Ne raisonnez pas, croyez !”.
Ainsi
Kant explique en quoi consiste les Lumières, ce processus d'éclaircissement de l'humanité par la raison. Si il passe par l'usage particulier de sa raison individuelle, ce dernier se trouve codifié par l'auteur. En effet, ce qui conduit l'humanité vers le progrès est bien la diffusion de la liberté d'user de sa raison, mais une distinction est faite entre l'usage privé et l'usage public de cette dernière. En fait, la raison est un instrument “dangereux” qui peut menacer l'unité du corps social et le bien public si elle est utilisée dans un cadre privé, là où la société attend de l'individu qu'il remplisse impérativement les fonctions que sa condition et son métier lui imposent. “ Il serait très dangereux qu'un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur veuille raisonner dans son service sur l'opportunité ou l'utilité de cet ordre : il doit obéir”. Ce n'est donc pas dans le cadre d'un poste civil que la raison peut s'exercer en toute liberté. Ce n'est pas par la pratique, par
la désobéissance civile, par la révolte et encore moins par la révolution que la contestation et la critique rationnelle ont le droit de s'exprimer. Il n'y a que par l'usage public, écrit, et sous le statut de savant qu'il est autorisé de contester les pratiques, l'autorité, le savoir d'une institution ou d'une personne. Il est du devoir du citoyen de s'exécuter selon ce qui est attendu de lui, même si il y trouve à redire et à critiquer ce que sa fonction lui ordonne, mais il est aussi de ses missions de se prononcer publiquement sur ce qu'il estime problématique, afin que le débat public d'idées et d'arguments mène au triomphe des revendications justes, et que les institutions (religieuses, législatives…) soient réformées adéquatement. Cette critique ne doit donc passer que par la dénonciation des vices de l'institution actuelle, tout en laissant intact l'ordre établi afin de garantir la stabilité de l'Etat et de la collectivité.
Une telle manière de concevoir la raison critique me paraît tout à fait anachronique dans un monde où l'espace public est, de manière croissante, colonisé par les puissances d'argent privatisant les moyens d'expressions que sont nos médias. L'approche de
Kant s'oppose ainsi à des conceptions d'avantages opérantes, qui mettent l'emphase sur l'action politique directe, cherchant délibérément à déstabiliser la collectivité par le moyen de
la désobéissance civile (
Henry David Thoreau). Cette manière de critiquer l'institution, non moins rationnelle, n'est pas médiée par l'écrit et va à l'encontre des préconisations de
Kant puisqu'elle vise expressément à
désobéir à l'ordre, à notre poste et à notre fonction dans l'ordre social. Or cette pratique n'en est pas moins rationnelle en ce que c'est une raison et une conscience qui s'émancipe de la tutelle de l'État et de ses lois, pour revendiquer un refus moral face à un acte ou une loi que le sujet trouve injuste.
Ainsi le principe de critique rationnelle prend des formes variées, et
Kant est sûrement l'un des premiers qui le formule, mais il le borne rapidement à la contestation savante et institutionalisée.
De la même manière, l'amélioration de l'institution ne passe jamais par la révolte ou par la révolution car pour
Kant une révolution non éclairée mènera nécessairement au retour de l'obscurantisme, les préjugés antérieurs étant renversés pour être remplacés par de nouveaux.
Pour finir,
Kant était persuadé que cet usage public de la raison constituait l'horizon du progrès de l'humanité, et que l'empêcher revenait à commettre un “crime contre la nature humaine dont la destination originelle consiste justement en ce progrès”. Ainsi
Kant pense non seulement le présent, la modernité, mais aussi l'avenir de l'humanité comprise comme destinée à progresser par l'usage public de la raison.