Jusqu'au bout du hasard

Menteur, faut pas me prendre pour une nulle. A douze ans, je sais lire. Vous êtes aussi un acteur de quarante ans... C'est écrit sur votre carte d'identité. Dans vos placards, j'ai trouvé des photos et costumes de théâtre... Ça m'a terriblement impressionnée de vous voir en haut de l'affiche. On aurait dit mon papa. Enfin, vous êtes plus beau. A trente-trois ans, mon vieux est déjà moche. Pas vous... Bon, puisque vous n'avez rien à dire, moi je continue. Cet aprem, j'ai aussi regardé la télé dans votre chambre... Par les infos, j'ai appris que le papa de Charlie donne deux cent cinquante mille francs à celui qui la retrouvera. De peur qu'elle craque, je n'ai pas osé lui en parler... Mais, plus je réfléchis, plus je me dis que menteur comme vous l'êtes, vous avez sûrement inventé le tonton médecin... Pour toucher les deux cent cinquante mille francs, je vous crois capable de nous conduire directement à Biarritz chez les flics. Jean-Claude reste muet. Au bout d'un long silence, Charlotte l'embrasse sur la joue, lui chuchote à l'oreille : — J'adore les menteurs... J'suis folle amoureuse de vous... J'ai une proposition à vous faire... Si vous jurez de ne pas nous donner à la police, moi j'veux bien faire l'amour. — Il ne faut pas... pas dire des choses comme ça, petite fille. — C'est vrai quoi... Je ne vous plais pas, moi aussi? — Non, mais que faites-vous ? — Chut, ne criez pas. Charlie dort... Savez-vous où je cache les deux mille cinq cents francs pour le roman? — Taisez-vous Charlotte... — Dans ma culotte... Donnez-moi votre main. — Non. Arrêtez... Vous n'avez que douze ans... il ne faut pas...

Blindé au calva, il vacille vers le lit. Il ricane, trébuche. Couché sur le sol à côté d'une poupée, il défait sa braguette... Papa, non... Horrifiée, Charlotte appelle au secours, cherche à s'enfuir. Il l'attrape, braque son revolver sur sa gorge. Propulsée sur le lit, elle est rouée de coups. La tenant par les hanches, papa la souille longtemps. Il se retire, lui demande de s'arrêter de pleurer.
Qu'a-t-il fait de si mal? Charlotte n'est-elle pas sa fille chérie? C'est leur secret... Demain, il l'emmènera, elle et ses deux petits frères, voir maman à l'hôpital... un accouchement épuisant... Pas un mot à sa mère. D'ailleurs, si jamais Charlotte raconte ce qui s'est passé cette nuit, elle le regrettera toute sa vie.
A bout de souffle, Charlotte se hâte vers le centre ville. Couchée sur la nationale, pourquoi ne s'est-elle pas fait écraser par le seize-tonnes, mais juste engueuler par le routier qui pleurait de de soulagement d'avoir pu freiner à temps.

Trouvant le temps long, elle rêve à comment se débarrasser au plus vite d'Elsa qui a pris sa place dans le cœur de Charlie. Le chiffre trois n'a jamais porté bonheur à Charlotte. A deux on peut
discuter. A trois il y en a forcément un qui reste en rade. Mais comment expliquer ça à la grande? Il est vrai que l'orpheline de Lyon ressemble beaucoup à Caroline, sa maman. Ça doit être pour ça qu'elle s'est liée à la toxico. Pauvre Charlie. Si elle croit que menottée à Elsa, elle peut réparer le lien brisé entre elle et sa mère, elle va se faire avoir. Tout comme Caroline, Poil de carotte n'est pas du genre à s'attacher à quelqu'un. Son seul ami, c'est le shoot.

Fille unique de parents fortunés, Charlie n'aura jamais de soucis à se faire. Plus tard, elle épousera un type riche de la haute société. A cause de papa, Charlotte n'épousera personne. Dans ce cas, resteront-elles amies? Ce qui est sûr, c'est qu'elles s'appellent toutes les
deux Charlotte sur l'acte de naissance, et que sans la grande dénommée « Charlie grosse gueule » par la ville entière, elle, l'autre Charlotte, aurait l'impression d'avoir perdu la moitié de son identité. Réduite à zéro, que deviendra-t-elle au bout de sa fugue, sans formation, sans tunes, et probablement comme sa mère, enlaidie par la vie?

Et dire qu'on nous traite de criminelles dans les journaux! Avec ça, comprenez que Charlotte et moi, on préfère mourir que de nous rendre à la police? Dites-vous surtout qu'il n'y a pas d'avenir pour nous. A la télé, on nous tue à coups de pub pour devenir grands, forts et beaux. Pourquoi faire... Devenir quoi? Un capitaliste facho, comme Martin, mon père? Une salope comme Caroline, ma mère? Une morte-vivante comme Marianne, la maman de Charlotte? Un chômeur picoleur comme Roger son père, qui la viole depuis qu'elle a six ans?
Il n'y a pas d'amour là-dedans.