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Critique de VincentGloeckler


A l'image des bijoux de l'ancienne Thrace, dont il est souvent question dans le récit, voilà un vrai trésor d'orfèvrerie littéraire, peut-être le « pavé de l'année », comme avaient pu l'être, il y a très longtemps, Cent ans de solitude, ou, en 2019, Tous sauf moi de Francesca Melandri… Bien sûr, d'autres livres récents retiennent le coeur et l'esprit, mais Lisière, de l'écrivaine, aujourd'hui écossaise, d'origine bulgare Kapka Kassabova, vous séduit d'emblée comme un bel objet, avec une extraordinaire couverture au paysage expressionniste en noir et blanc, révélant une bourgade nichée au creux d'une montagne au ciel tourmenté – une image annonçant le « village-dans-la-vallée » aux habitants pittoresques, principal lieu de séjour de l'auteure, au cours de ses aventures dans la région -, avec aussi (et remercions les jeunes éditions Marchialy d'attacher toujours autant d'importance à l'aspect physique du livre, pratiquant le métier éditorial en artiste plasticien !) un beau souci de la présentation typographique, et une forme matérielle, même un poids du livre, qui vous font penser qu'il est bien là, maintenant lové dans vos mains, et qu'il les quittera difficilement… Et c'est bien ce qui se passera, tant le texte de Kapka Kassabova, avec ses quasi 500 pages aux lignes serrées d'une élégante mais minuscule police, vous donne l'envie qu'il ne s'achève jamais, tant vous avez l'impression d'être, au fil de la lecture, un compagnon muet de son périple, sans cesse ébahi, ou mieux, ébloui par les tours et détours de sa plume, autant que par les détails des endroits qu'elle décrit ou le rythme allègre des conversations qu'elle rapporte. Lisière est un récit de retour au pays natal, un voyage d'exploration à la fois géographique et mémorielle, la traque fascinante du « génie » d'un lieu. Kapka Kassabova, née à Sofia en 1973, a quitté la Bulgarie avec sa famille peu après la chute du Mur de Berlin. Elle a quelquefois fréquenté au cours de périodes estivales de son enfance et de son adolescence cette région des trois frontières, aux confins de la Bulgarie, de la Grèce et de la Turquie, entre Mer Egée et Mer Noire, Thrace et Balkans, massif de la Standja et montagnes des Rhodopes, entre Europe et Asie… Lorsqu'elle décide d'y revenir au milieu des années 2010, c'est pour tenter de comprendre le charme puissant que cette terre exerçait déjà sur elle, autant que pour questionner ces incarnations multiples de la notion de « frontière » - de la sympathique « lisière » du titre aux brutaux barbelés jalonnant l'horizon des autochtones ou des nomades – qu'elle propose. de la Thrace antique, amoureuse de belle orfèvrerie – ce qui donne l'occasion, comme en témoigne fréquemment le récit de Kapak Kassabova, à de multiples chasseurs de trésors de trouer comme un gruyère l'ancien territoire de cette civilisation ! - aux marches orientales de l'Europe contemporaine, la région a été remodelée en permanence par des conflits nationalistes, religieux, économiques ou idéologiques, entraînant guerres sanglantes, exodes massifs de populations, chantiers infinis de construction de murs, de citadelles, de camps, jusqu'à ceux où l'on parque les réfugiés d'aujourd'hui, en provenance du Proche-Orient ou de l'Afrique, en attente d'un Occident qui refuse leur présence. Et l'auteure évoque avec un grand art du conte et beaucoup d'humour tout l'absurde de ces déplacements ethniques et de ces exclusions, ou du climat d'espionnite de la Guerre froide – avec les croquignolesques, mais d'issue souvent tragique, tentatives d' « évasions » d'allemands ou de tchèques du bloc de l'Est par des frontières faussement jugées plus perméables que celles du Mur -, en même temps qu'elle nous enchante quand elle relate ses rencontres avec les autochtones, bulgares, grecs ou turcs, pomaques ou gitans, gens de peu de biens et d'ambition, mais de pensée vive et de grand coeur, au regard souvent désabusé, mais à l'esprit frondeur et à la langue bien pendue. le récit de ce voyage, commencé et achevé dans la « Stranja étoilée » - à l'image de ce temps circulaire de « l'éternel retour », dont, après Mircea Eliade, l'auteure révèle les traces dans la conception du monde des descendants actuels des Thraces -, peut-être la plus attachante des régions de ce bout oriental de l'Europe, est construit à chaque étape à partir de l'évocation d'un mot du cru (noms des sources et fontaines, « couloirs », « komshulak » ou voisinage, « tabac », la principale culture locale…) et de ses connotations des trois côtés des frontières, comme si la réalité naissait décidément du langage, un langage cosmopolite et magique, nourri des sortilèges qui imprègnent cette terre et dont l'auteure célèbre la puissance au fil des pages. Et nous voici, lecteur, aussi informé du triste sort que notre Europe réserve aux nouveaux nomades forcés de l'Orient, qu'ensorcelé par les forces mystérieuses de ces forêts et montagnes qui semblent refuser de laisser repartir le visiteur, définitivement conquis, en tout cas, par le merveilleux talent littéraire de Kapka Kassabova !
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