Il est tout à l'honneur d'un édifice d'être classé, mais c'est une chose dont les gens qui l'habitent n'ont vraiment aucune raison de se féliciter.
L'amour que je lui portais avait autant d'évidence que le fait indubitable de ma propre existence.
Je devais me rendre à l' évidence : Aki avait disparu. J'avais perdu Aki. Tout ce qu'il y avait à voir n'existait plus pour moi. L' Australie pas plus que l' Alaska, la Méditerranée pas plus que l' océan Antarctique. Où que j' aille dans le monde, cela aurait été pareil. Quelle que soit la beauté du paysage, si splendide soit le panorama, je n'aurais pas pu être ému, j'aurais été incapable de les apprécier. La personne qui me donnait le désir de voir, cette personne avait disparu. Elle ne reviendrait pas vivre avec moi.
Je fus alors saisi d'une certitude terrible. Aussi longtemps que je vivrais, je ne voulais pas être plus heureux que maintenant. Je ne voulais aspirer qu'à une chose: tenter de conserver ce bonheur précieusement aussi longtemps que possible. Car j'étais effrayé par ce que je ressentais. Si la quantité de bonheur attribué à chacun d'entre nous est limitée, alors j'étais peut-être en train de dépenser la part de toute ma vie.
Nous avons échangé un baiser au moment même où les dernières traînées du jour s'effaçaient à l'horizon. Nous étions restés un moment les yeux dans les yeux. Nos lèvres se sont jointes spontanément lorsque nous avons pris conscience de l'invisible consentement qui était monté en nous. Les lèvres d'Aki avaient un goût de feuille d'automne. Peut-être était-ce dû à l'odeur des feuilles mortes que l'homme en pantalon blanc faisait brûler dans la cour du temple.
Une vie menée dans la solitude est une vie longue et ennuyeuse. Lorsque nous la menons à deux, le moment de nous séparer survient sans que nous ayons vu le temps passer.
Pendant l'incinération, alors que le saké était servi aux adultes, je suis allé faire les cent pas dans l'arrière-cour du bâtiment, qui était à proximité immédiate de la montagne. Le talus était couvert de plantes brunes desséchées par le froids. De la cendre noire avait été jetée à un endroit qui semblait être utilisé comme dépotoir. Tout était calme, on n'entendait ni voix humaine, ni cri d'oiseau. Mais dans le silence, j'ai fini par percevoir le ronronnement discret du four. Sous le coup de stupeur, j'ai levé les yeux vers le ciel. La cheminée de briques rouges s'y découpait et de la fumée s'échappait de son orifice carré souillé par la suie.
J'ai été saisi d'un sentiment d'étrangeté. Je contemplais, s'élevant paisiblement dans le ciel d'hiver, la fumée produite par la combustion du corps de la personne qui m'était la plus chère au monde. Je suis resté planté là un long moment, à suivre des yeux son ascension. Elle s'élevait en variant du noir au blanc. A la fin, elle prenait une teinte grise qui se confondait avec les nuages. Lorsqu'elle s'est volatilisée complètement,, mon cœur est devenu parfaitement vide.
Le temps passait atrocement vite. Le bonheur était comme ces nuages qui se transformaient à chaque instant, passant du scintillement de l'argent à la grisaille de la cendre sans jamais se fixer dans un état, quel qu'il soit. Même les moments les plus lumineux de la vie n'étaient pas moins passagers qu'un caprice, pas moins éphémères qu'un jeu d'enfant. Ils s'évanouissaient avec la rapidité de l'éclair.
Aki semblait peu à peu de plus en plus lointaine : sa voix, l'expression de son visage, sa main que je tenais.
- Tu te souviens de ce jour d'été ? reprit-elle, comme des braises sur le point de s'éteindre se raniment à un souffle de vent. Nous flottions sur ce petit bateau au milieu de la mer...
- Oui, je me souviens.
Les paroles qu'elle prononça s'étouffèrent dans sa gorge et je ne les compris pas. Il était temps de me retirer. Est-ce qu'elle allait partir en me laissant d'elle ce dernier souvenir pareil à une paroi de verre verticale ?
Une mer d'été d'un bleu limpide s'étendait à perte de vue dans ma tête. Il y avait là tout ce qu'il fallait. Je n'y manquais de rien. Tout ce dont j'avais besoin y était à ma portée. Mais lorsque je tendais la main vers ce souvenir, elle me revenait couverte de sang. Il aurait fallu que nous continuions à flotter éternellement au milieu de la mer. Il aurait fallu que nous devenions, Aki et moi, des reflets d'argent.
Dans un mythe ancien, il est question de deux amoureux qui parviennent à déplacer la terre. les jeunes gens étaient éperdument épris l'un de l'autre, mais certaines circonstances causèrent leur séparation. Je ne sais plus si c'est le pere de la jeune fille ou ses frères qui s'opposaient à cette union. Le jeune homme fut exilé sur une île si distante du rivage qu'on ne pouvait s'y rendre avec un petit bateau. Cependant les sentiments qu'ils se portaient l'un à l'autre étaient d'une telle intensité que l'île se mit à se déplacer insensiblement et à se rapprocher petit à petit de la terre. Telle était la force de leur amour qu'elle avait transporté l'île à travers la mer afin qu'ils soient à nouveau réunis.