L'individu de la première modernité avait sans doute une représentation de soi (plus ou moins) développée et des réflexions sur le sens de sa vie. C'est un sujet sur lequel les archives sont bien sèches et ne nous laissent que peu d'indices. Il n'est d'ailleurs pas impossible que ces éléments aient existé de façon notable beaucoup plus loin dans l'histoire, y compris dans les sociétés premières. « L'être individuel d'avant l'individualisme » [Gauchet, 2002, p. 251] est tout le contraire d'un individu sans personnalité, sans idées sur le monde, dénué de sentiments intimes. Sa personnalité et ses idées particulières sont toutefois une expression directe de ce monde auquel il appartient. Françoise Héritier l'illustre clairement, à nouveau à propos des Samo. « Je connais des cas de suicide, ou de meurtre, chez les Samo, pour des raisons amoureuses ». Mais ces sentiments personnels « n'ont rien à voir dans les décisions. Le choix du conjoint, dans le cas d'un mariage légitime, n'a rien à voir avec les sentiments. La soumission au code social est totale, même dans des cas graves » (1977, p. 75). Les procédés utilisés dans les interactions pour réajuster les affectations « identitaires » pourraient laisser penser également que peu de choses ont changé avec notre société d'aujourd'hui ; Erwin Goffman ne serait pas complètement dépaysé chez les Samo. Le code social ne s'applique pas sur un mode formel et sans discussions. Au parle quotidiennement de façon naturelle » du sens de la vie et de la place de chacun, dans un véritable « apprentissage collectif de groupe » mené à travers ces « conversations de cabaret» (idem). Ainsi, les déviants par amour sont-ils étiquetés comme étant habités par de mauvais génies, et relégués aux marges du groupe. Il y a donc, d'une certaine manière, fabrication d'une « identité » par autrui, jour après jour, à travers palabres et avis croisés. Le but ultime étant néanmoins toujours d'ajuster à la règle collectivement partagée. C'est pourquoi la ressemblance est trompeuse avec notre situation actuelle; Goffman ne pourrait déboucher sur les mêmes conclusions. S'il y a bien pensée sur soi et pensée négociée avec autrui, l'interaction est assujettie à des principes supérieurs. Se fixant de couler l'anarchie de la vie dans un modèle parfaitement régulateur des comportements. L'« identité » idéale est celle qui entre en correspondance avec ce modèle ; un pur reflet représentationnel de la structure.
L’importance de la socialisation dans l’analyse de l’individu. Ce dernier n’est pas une entité autonome qui subirait l’influence de divers cadres sociaux. Les cadres sociaux ne lui sont pas extérieurs. L’individu est lui-même de la matière sociale, un fragment de la société de son époque, quotidiennement fabriqué par le contexte auquel il participe, y compris dans ses plis personnels, y compris de l’intérieur.
A la différence des identités virtuelles, les sois possibles ne sont pas le seul fruit de l’imagination. L’expérience personnelle, le contexte social et les réactions d’autrui sont pris en compte. Ils représentent une sorte de sélection des identités virtuelles concrètement réalisables dans une situation donnée.
Les contradictions sont toutefois devenues aujourd’hui si nombreuses qu’ego est incapable de toutes les arbitrer. Il se cantonne à en sélectionner quelques-unes, laissant le hasard arbitrer les autres, au gré des circonstances. Il ne déploie qu’une infime partie de son potentiel subjectif. Car le déployer davantage transformerait la vie en enfer, mentalement épuisant et psychologiquement déstabilisant.
L’identité est ce par quoi l’individu se perçoit et tente de se construire, contre les assignations diverses qui tendent à le contraindre de jouer des partitions imposées.
Les identités sont, non un produit du social, mais à l’inverse ce par quoi le social est travaillé.
L’identité est une invention permanente qui se forge avec du matériau non inventé.
Trop développer la réflexion sur soi peut vite devenir un enfer invivable.