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Critique de afriqueah



Un serpent aux taches fluos, le corps vert et bleu cæruleum, tête allongée vers le haut sur fonds vert de pérylène…….la couverture de Ténèbre, au singulier, comme ce livre, singulier, étrange et presque malfaisant, sauf si on le considère comme la suite du « Coeur des ténèbres » de Conrad.
Qui d'ailleurs apparait ironiquement dans le roman, remontant le fleuve pour apporter des rivets ( au lieu de les attendre comme dans le roman de Conrad) au steamer de Pierre Claes, le géomètre belge qui vient tracer les frontières du Congo, sous l'ordre de Léopold II , roi des belges.

Le serpent de la couverture apparaît plusieurs fois dans le roman, tentation et maléfice, sous la forme d'une couleuvre entrée dans le pantalon d'un européen( eh oui, ce sont des choses qui arrivent en Afrique), la constellation du Serpent sur laquelle se base le géomètre, les serpents qui se pressent autour de lui moribond, alors que les oiseaux chantent, la vipère du Gabon qui pose ses lèvres sur lui tendrement puis repart vers les roses de porcelaine, le python avaleur d'hommes surtout si ils sont petits, chassé par les pygmées du Nord du Congo, les serpents s'enroulant autour du corps de Xi Xiao.
Ils muent, ces serpents, symbole de la mue de Claes, après sa presque agonie et l'abandon de ses bandages. Il perd son innocence première, est ravagé par le paludisme, or, à mesure qu'il pénètre les zones équatoriales, rien plus n'importe que cette beauté de la nature, pas même sa vie.

Contrairement au livre de Conrad, les animaux, perroquets, chimpanzés, léopards non seulement ont une grande place dans Ténèbre, mais aussi, ils sont presque humains, ils pleurent, ils parlent, et ils assistent impuissants au carnage effectué au nom de la civilisation… euh, non, par la colonisation.

Parlons en, comme le fait si bien Paul Kawczak, de la colonisation.

La conférence de Berlin en 1884 et 85 avait, dans son ignorance des rivières, des forêts et des montagnes, et encore plus des groupes humains différents,( dont ils se foutaient, soyons juste) partagé le continent en ligne droite, en carrés : ce qui persiste encore dans certains pays d'Afrique, tranchée à vif dans sa chair dit Paul Kawczak. Il s'agit, dans un deuxième temps, de définir les frontières réelles, et donc de remonter les fleuves, dont le Congo.

La Belgique voit ses frontières menacées par l'Allemagne et l'Angleterre, alors, Leopold II se nomme lui même roi de « l'Etat indépendant du Congo », l'EIC, qui n'est en réalité ni un Etat ni indépendant, puisque propriété privée et absolue de ce roi barbare. Savorgnan de Brazza explore pour le compte de la France, alors Léopold II contacte Stanley, fameux journaliste qui a retrouvé Livingstone( I presume) et aussi connu pour sa cruauté gratuite, ainsi que Hermann von Wissmann, détraqué sexuel. Il tuent et coupent les mains, pas en représailles, mais pour se faire craindre.

Vrais assassins qui n'ont pas la conscience de l'être, réconfortés à l'idée que personne ne mettra en cause leur inutile carnage.

Ainsi que le note Conrad, le continent noir étaient une page blanche, une étendue si immaculée que cela permet de dévoyer le rêve des enfants, en révélant l'obscurité de certains humains, la cruauté de leur coeur :« ce point aveugle des cartes était le point aveugle de l'âme »

Voyage le long du fleuve Congo, voyage dans la sauvagerie coloniale, voyage dans la ténèbre de certaines vies, voyage autour d'une histoire vraie, voyage aussi à l'intérieur de la férocité humaine plus animale que celle des animaux, voyage dans les fièvres comateuses du paludisme et voyage autour d'une pratique chinoise , le lingchi, dont nous avons une image dans un livre de Bataille. Image inoubliablement cruelle, où l'on voit un homme proche de l'orgasme, sous effet de l'opium, se faire découper.

Car, oui, il est question dans Tenèbre de toutes les barbaries, depuis « les Bantous arrachés à leur village et forcés à travailler à la ruine de leur pays et de leur culture », Tippo Tip, célèbre marchand d'esclaves, lui aussi mandaté par le roi des Belges et qui tient un registre des balles utilisées et des mains coupées, et Xi Xao, le chinois tatoueur et bourreau .

J'avais, je l'avoue, peur de lire ce livre, mais tout au long, l'écriture foisonnante, luxuriante, touffue comme cette Afrique Equatoriale qu'il décrit si bien, horrible comme ce qu'ont fait les colons furieusement crapuleux, chargée de symboles comme la découpure des chairs d'un continent, semblable à la pratique chinoise, porte le propos et nous incite à continuer, avec un art du « juste assez » pour nos nerfs, remarquable.

Une écriture étonnante qui situe le Paradis terrestre au coeur des jungles, expressément plurielles,( contrairement au singulier de Ténèbre, ) contrastant violemment avec les sévices subis par la population du pays, détrônés des entrailles de leurs terres ancestrales au nom du capitalisme naissant, avoir plus de terre, payer pour en connaître l'étendue, et puisque l'esclavage n'est plus au cours du jour, saigner à blanc en exportant de force les richesses : caoutchouc et ivoire, en attendant les minéraux (manganèse, lithium,) qui relanceront les errements de l'exploitation sordide.
(sévices, entrailles , errements et ténèbres ne se disent pas au singulier, sauf Huysmans, (qui utilise le mot Ténèbre) à qui je crois Paul Kawczak fait référence, (la déliquescence et l'appel divin) lui qui met en scène longuement Baudelaire et Verlaine dans leurs affres , leur alcoolisme et leurs fins.


Il y a sans doute un peu d'exagération dans le chiffre cité en exergue par Isidore Ndaywel E Nziem : 10 millions de Congolais morts entre 1880 et 1930. Pas besoin de chiffres pour un carnage évident. de plus, un anachronisme grave : Paul Kawczak parle de la construction d'un chemin de fer, et du fait que les asiatiques n'étaient pas assez forts pour ce travail, confié par la suite à des africains en travail forcé. Or celle ci a eu lieu en 1927, pas dans années 1890.

Reste que ce roman, à la fois historique, violemment historique, digne de Conrad, par cette pénétration à l'intérieur d'un pays vierge, la vision de moribonds au fond d'un trou alors que le colon fier de lui porte beau, l'exploitation par des imbéciles d'un pays sans défense, leurs victoires de pauvres types, leurs exactions que seul l'enrichissement peut justifier, et puis le même lyrisme sur la beauté des premiers jours du monde de l'Afrique Equatoriale, et malheureusement les mains coupées qui rappellent les têtes alignées devant la hutte de Kurtz, nous plonge .avec grand art dans l'exubérance des jungles et nous fait avaler la couleuvre de la sauvagerie, rappelle un passé dépassé, en le réinventant habilement avec ses propres personnages romanesques, et nous enchante par delà la plus extrême noirceur.

N'est pas noir qui l'on croit.
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