Lorsqu'on aime , on ne compte pas. En effet j'ai mis du temps à me décider à payer si cher pour ce livre, mais j'ai dû me rendre à l'évidence : pas le choix. C'est la dure loi des livres rares ou qui ne sont plus édités. Je n'ai pas été déçu par contre, le contenu est vraiment intéressant. Un cheminement spirituel, à travers l'explication des grandes oeuvres du Greco.....un ouvrage à la hauteur.
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Quand j'étais enfant je devenais un avec ce que je voyais; avec le ciel, l'insecte, la mer, le vent; le vent alors avait une poitrine, il avait des mains et me caressait. Parfois il s'irritait, me résistait et ne me laissait pas marcher; parfois, je m'en souviens encore, il me jetait à terre. Il arrachait les feuilles de la treille, ébourriffait mes cheveux que ma mère avait si bien peignés, emportait le mouchoir de tête de notre voisin M. Dimitri et soulevait les robes de sa femme Pénélope.
Je ne m'étais pas encore séparé du monde; mais peu à peu je me détachais de lui : d'un côté le monde, de l'autre moi; et la lutte a commencé.
Je rassemble mes outils : la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher, l'esprit. Le soir est tombé, la journée de travail s'achève, je retourne chez moi comme la taupe dans la terre. Non que je sois las de travailler, je ne suis pas las, mais le soleil se couche.
Le soleil s'est couché, les montagnes se sont estompées, les chaînes de montagnes de mon esprit conservent encore un peu de lumière à leur sommet, mais la sainte nuit s'étend; elle monte de la terre, descend du ciel et la lumière a juré de ne pas se rendre. Mais elle le sait, il n'y a pas de salut: elle ne se rendra pas, elle s'éteindra.
Je jette un dernier regard autour de moi : à qui dire adieu, à quoi? Aux montagnes, à la mer? A la treille vendangée, à la vertu? Au péché, à l'eau fraîche? Cela ne sert à rien, à rien: toutes ces choses descendent avec moi dans la terre.
A qui confier mes joies et mes peines, les secrètes passions donquichottesques de ma jeunesse, l'âpre heurt plus tard avec Dieu et les hommes, et enfin l'orgueil sauvage de la vieillesse qui brûle mais se refuse, jusqu'à la mort, à devenir cendre? A qui dirai-je combien de fois, escaladant, des pieds et des mains, la pente abrupte de Dieu, j'ai glissé et je suis tombé, combien de fois je me suis relevé, couvert de sang, pour recommencer à grimper? Où trouver une âme percée de mille coups mais insoumise, comme la mienne, pour me confesser à elle?
Je serre calmement, avec compassion, une motte de terre crétoise dans ma main. Je la conservais toujours avec moi à travers toutes mes courses errantes, et dans les grandes angoisses je la serrais dans ma main et ma main prenait force,une grande force, comme si je serrais la main d'un ami bien-aimé. Mais à présent que le soleil s'est couché et que la journée de travail s'est achevée, qu'ai-je à faire de la force? Je n'en ai plus besoin. Je tiens cette terre de Crète et je la serre avec une douceur, une tendresse et une reconnaissance inexprimables;c'est comme si je serrais dans mes mains, pour en prendre congé, la gorge d'une femme bien-aimée. Voilà ce que j'ai été éternellement, voilà ce qu'éternellement je serai, l'instant est passé comme un éclair où tu as, été mise sur le tour, terre sauvage de Crète, et où tu es devenue un homme combattant.
Quelle lutte, quelle angoisse, quelle poursuite du fauve invisible mangeur d'hommes, quelles forces dangereuses, célestes et sataniques, détient cette poignée de terre! Pétrie avec du sang,de la sueur et des larmes, elle est devenue de la boue, elle est devenue un homme, elle a pris le chemin montant pour arriver - pour arriver où ? Cet homme escaladait en haletant la masse ténébreuse de Dieu, tendait les mains, cherchait, cherchait et s'efforçait de trouver son visage.Et quand, les toutes dernières années, désespéré, il a senti que cette masse ténébreuse n'avait pas de visage, quelle lutte nouvelle, toute d'imprudence et de terreur, pour sculpter le sommet brut et pour lui donner un visage - son visage!
Mais à présent la journée de travail s'est achevée, je ramasse mes outils. Que d'autres poignées de terre viennent pour continuer la lutte. Nous sommes, nous autres mortels, l'armée des immortels, notre sang a la couleur du corail rouge et nous bâtissons au-dessus de l'abîme une île.
Dieu se bâtit; j'ai posé à mon tour mon petit caillou rouge, une goutte de sang, pour l'affermir et l'empêcher de périr, pour qu'il m'affermisse et m'empêche de périr; j'ai fait mon devoir.
Adieu!
Je me penche au fond de moi-même et je frissonne. Les ancêtres du côté de mon père : sur mer, des corsaires sanguinaires; sur terre, des chefs de guerre, ne craignant ni Dieu ni les hommes. Du côté de ma mère : de bons paysans sombres qui, penchés toute la journée sur la terre, pleins de confiance, semaient, attendaient avec assurance le soleil et la pluie, moissonnaient, puis s'asseyaient le soir sur le banc de pierre de leur maison, croisaient les bras et plaçaient leur confiance en Dieu.
Comment réussir à accorder ces deux ancêtres qui combattent en moi, le feu et la terre ?
Dieu se bâtit; j'ai posé à mon tour mon petit caillou rouge, une goutte de sang, pour l'affermir et l'empêcher de périr, pour qu'il m'affermisse et m'empêche de périr; j'ai fait mon devoir.
Adieu !
J'étends la main, je saisis le verrou de la terre pour ouvrir la porte et m'en aller, mais j'hésite encore un peu sur le sol lumineux. Il est difficile, très difficile d'arracher mes yeux, mes oreilles, mes entrailles, des pierres et des herbes du monde. On dit : je suis rassasié, calme, je ne veux plus rien, j'ai réalisé mon dessein et je m'en vais. Mais le cœur s'accroche aux pierres et aux herbes, résiste, supplie : - Attends encore !
Je m'efforce de consoler mon cœur, de l'ammener à dire librement le oui. Pour que nous ne quittions pas la terre comme des esclaves, battus, en pleurs, mais comme des rois qui ont mangé et bu, se sont rassasiés, n'en veulent plus et se lèvent de table. Mais le cœur bat encore dans la poitrine, résiste, crie : - Attends encore !
La Crète a été le premier pont entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique. La Crète a été la première à être illuminée, dans toute l'Europe ténébreuse de cette époque. C'est ici que l'âme de la Grèce a accompli la mission que lui avait confiée la destinée : amener la divinité à l'échelle de l'homme. Les immenses statues immobiles des Égyptiens et des Assyriens sont devenues ici, en Crète, petites, gracieuses ; le corps s'est mis en mouvement, les lèvres ont souri, le visage et la stature du dieu sont devenus le visage et la stature de l'homme. Une humanité nouvelle s'est mise à vivre et à jouer dans les terres crétoises, originale, différente de la Grèce qui lui a succédé, toute faite d'argile, de grâce et de raffinement oriental...
Nikos Kazantzakis : Le regard crétois (1974 / France Culture). Nikos Kazantzakis sur l'île d'Égine, en 1927 - Photo : Musée Benaki. Par Richard-Pierre Guiraudou. Les textes, extraits d'“Ascèse”, d'“Alexis Zorba”, de la “Lettre au Greco”, de “Kouros”, de “Toda-Raba” et de “L'Odyssée”, ont été dits par Julien Bertheau, François Chaumette (de la Comédie-Française), Roger Crouzet et Jean-Pierre Leroux. Et c'est Jean Négroni qui a dit le texte de présentation de Richard-Pierre Guiraudou. Avec la participation exceptionnelle de Madame Eléni Kazantzakis, et la voix de Nikos Kazantzakis, recueillie au cours de ses entretiens avec Pierre Sipriot, en 1957. Réalisation de Georges Gaudebert. Diffusion sur France Culture le 1er août 1974. Níkos Kazantzákis (en grec moderne : Νίκος Καζαντζάκης) ou Kazantzaki ou encore Kazantsakis, né le 18 février 1883 à Héraklion, en Crète, et mort le 26 octobre 1957 à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), est un écrivain grec principalement connu pour son roman “Alexis Zorba”, adapté au cinéma sous le titre “Zorba le Grec” (titre original : “Alexis Zorba”) par le réalisateur Michael Cacoyannis, et pour son roman “La Dernière Tentation” (dont le titre a été longtemps détourné au profit du titre du film et désormais republié sous son nom authentique), adapté au cinéma par le réalisateur Martin Scorsese sous le titre “La Dernière Tentation du Christ” (titre original : “The Last Temptation of Christ”). Penseur influencé par Nietzsche et Bergson, dont il suivit l'enseignement à Paris, il fut également tenté par le marxisme et s'intéressa au bouddhisme. « Il a poursuivi une quête tâtonnante qui lui a fait abandonner le christianisme au profit du bouddhisme, puis du marxisme-léninisme, avant de le ramener à Jésus sous l'égide de Saint-François. » Bertrand Westphal (in “Roman et évangile : transposition de l'évangile dans le roman européen”, p. 179)
Bien que son œuvre soit marquée d’un réel anticléricalisme, il n’en reste pas moins que son rapport à la religion chrétienne laissa des traces fortes dans sa pensée : goût prononcé de l’ascétisme, dualisme puissant entre corps et esprit, idée du caractère rédempteur de la souffrance… Ainsi la lecture de la vie des saints, qu'il faisait enfant à sa mère, le marqua-t-elle durablement. Mais plus que tout, c’est le modèle christique, et plus particulièrement l’image du Christ montant au Golgotha, qui traverse son œuvre comme un axe fondateur. Bien que libéré de la religion, comme en témoigne sans équivoque son fameux « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre », Kazantzákis restera donc l’héritier de cet « idéal Christ » qui se fond aussi, il faut le souligner, avec celui emprunté à la culture éminemment guerrière d’une Crète farouche encore sous le joug turc dans ses années d’enfance.
Sources : France Culture et Wikipédia
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