« Rapport à Greco » est assurément l’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle. Je ne cherche ni à résumer ni à redire moins bien ce que Kazantzaki a écrit avec un souffle et un style inimitables. Ce livre me poursuit et m’habite depuis quarante ans.
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Si je raconte en détail mes années d’enfance, ce n’est pas parce que le charme des premiers souvenirs est grand, c’est parce qu’à cet âge, comme dans les rêves, un détail apparemment insignifiant révèle, autant que le fera plus tard une analyse psychologique, sans fard, le véritable visage de l’âme. Et parce que les moyens d’expression, à l’âge enfantin ainsi que dans les rêves, sont très simples, la richesse intérieure, même la plus complexe, est débarrassée de tout le superflu : il ne reste que la substance. (…)
L’enfant absorbe insatiablement le monde, le reçoit dans ses entrailles, l’assimile et le transforme en enfant.
Mon Rapport au Greco n'est pas une autobiographie : ma vie personnelle n'a de valeur, très relative, que pour moi seul et pour personne d'autre ; la seule valeur que je lui connaisse est celle-ci : sa lutte pour monter de degré en degré et pour parvenir aussi haut que pouvaient la mener sa force et son obstination - au sommet que j'ai moi-même nommé le Regard Crétois.
Tu trouveras donc, lecteur, dans ces pages la ligne rouge, faite des gouttes de mon sang, qui jalonne mon chemin parmi les hommes, les passions et les idées.
Nous ne pouvons pas changer la réalité, dit un mystique byzantin qui m’est cher, - changeons donc l’oeil qui voit la réalité. C’est ce que je faisais quand j’étais enfant, c’est ce que je fais encore dans les instants les plus créateurs de ma vie.
Je sentais au fond de moi-même mon cœur qui criait ; il avait beaucoup de reproches à faire à Dieu, il n'était pas d'accord avec lui, l'heure était venue de lui faire un rapport et de lui dire enfin sans ambages son indignation et sa peine. Les années passaient, je passais avec elles, il ne fallait pas que la terre me ferme la bouche avant que je n'aie eu le temps de parler. Tout homme à un Cri à lancer dans les airs avant de mourir, son Cri ; il faut se hâter pour avoir le temps de le lancer. Ce Cri peut se disperser, inefficace, dans les airs, il peut ne se trouver ni sur terre ni dans le ciel d'oreille pour l'entendre, peu importe. Tu n'es pas un mouton, tu es un homme : et un homme cela veut dire quelque chose qui n'est pas confortablement installé, mais qui crie. Crie donc !
(p. 441-442, Éditions Cambourakis, traduit du grec par Michel Saunier)
La famille de mon père descend d’un village à deux heures de Mégalo Kastro, qui s’appelle les Barbares. Quand l’empereur de Byzance Nicéphore Phocas eut repris, au Xe siècle, la Crète aux Arabes, il parqua dans quelques villages tous les Arabes qui avaient échappé au massacre, et ces villages furent appelés les Barbares. C’est dans un de ces villages qu’ont pris racines mes ancêtres paternels, et ils ont tous des traits de caractère arabes : fiers, têtus, parlant peu, écrivant peu, tout d’une pièce. Ils accumulent en eux pendant des années la colère ou l’amour, en silence, et brusquement le démon s’empare d’eux et ils s’éclatent, déchaînés. Le bien suprême n’est pas pour eux la vie, mais la passion. Ils ne sont pas bons, ni accommodants, leur présence est pesante ; ils demandent beaucoup, non pas aux autres, mais à eux-mêmes……
Nikos Kazantzakis : Le regard crétois (1974 / France Culture). Nikos Kazantzakis sur l'île d'Égine, en 1927 - Photo : Musée Benaki. Par Richard-Pierre Guiraudou. Les textes, extraits d'“Ascèse”, d'“Alexis Zorba”, de la “Lettre au Greco”, de “Kouros”, de “Toda-Raba” et de “L'Odyssée”, ont été dits par Julien Bertheau, François Chaumette (de la Comédie-Française), Roger Crouzet et Jean-Pierre Leroux. Et c'est Jean Négroni qui a dit le texte de présentation de Richard-Pierre Guiraudou. Avec la participation exceptionnelle de Madame Eléni Kazantzakis, et la voix de Nikos Kazantzakis, recueillie au cours de ses entretiens avec Pierre Sipriot, en 1957. Réalisation de Georges Gaudebert. Diffusion sur France Culture le 1er août 1974. Níkos Kazantzákis (en grec moderne : Νίκος Καζαντζάκης) ou Kazantzaki ou encore Kazantsakis, né le 18 février 1883 à Héraklion, en Crète, et mort le 26 octobre 1957 à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), est un écrivain grec principalement connu pour son roman “Alexis Zorba”, adapté au cinéma sous le titre “Zorba le Grec” (titre original : “Alexis Zorba”) par le réalisateur Michael Cacoyannis, et pour son roman “La Dernière Tentation” (dont le titre a été longtemps détourné au profit du titre du film et désormais republié sous son nom authentique), adapté au cinéma par le réalisateur Martin Scorsese sous le titre “La Dernière Tentation du Christ” (titre original : “The Last Temptation of Christ”). Penseur influencé par Nietzsche et Bergson, dont il suivit l'enseignement à Paris, il fut également tenté par le marxisme et s'intéressa au bouddhisme. « Il a poursuivi une quête tâtonnante qui lui a fait abandonner le christianisme au profit du bouddhisme, puis du marxisme-léninisme, avant de le ramener à Jésus sous l'égide de Saint-François. » Bertrand Westphal (in “Roman et évangile : transposition de l'évangile dans le roman européen”, p. 179)
Bien que son œuvre soit marquée d’un réel anticléricalisme, il n’en reste pas moins que son rapport à la religion chrétienne laissa des traces fortes dans sa pensée : goût prononcé de l’ascétisme, dualisme puissant entre corps et esprit, idée du caractère rédempteur de la souffrance… Ainsi la lecture de la vie des saints, qu'il faisait enfant à sa mère, le marqua-t-elle durablement. Mais plus que tout, c’est le modèle christique, et plus particulièrement l’image du Christ montant au Golgotha, qui traverse son œuvre comme un axe fondateur. Bien que libéré de la religion, comme en témoigne sans équivoque son fameux « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre », Kazantzákis restera donc l’héritier de cet « idéal Christ » qui se fond aussi, il faut le souligner, avec celui emprunté à la culture éminemment guerrière d’une Crète farouche encore sous le joug turc dans ses années d’enfance.
Sources : France Culture et Wikipédia
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