Pour obtenir le meilleur des gens, il faut toujours bien les traiter, avait coutume de dire Mrs Wilson.
Était-ce possible de continuer durant toutes les années, les décennies, durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ?
Tant de choses avaient une façon de paraître belles quand elles étaient un peu à distance.
Depuis peu, il avait tendance à se figurer une autre vie, ailleurs, et se demandait si ce n'était pas quelque chose dans son sang : ne se pouvait-il pas que son propre père ait été l'un de ceux qui avaient fichu le camp, soudain, et pris le bateau pour l'Angleterre ? Cela semblait à la fois approprié et profondément injuste qu'un pan aussi large de la vie dépende du hasard.
Les quelques jours de congé ne nous feront pas de mal, hein ?
- Ah, c'est beau d'être un homme, dit-elle, et d'avoir des jours de congé !"
Il pensa à Mrs Wilson, à ses bontés quotidiennes, à la manière dont elle l'avait repris et encouragé, aux petites choses qu'elle avait dites et faites et avait refusé de faire et de dire et à ce qu'elle avait dû savoir, aux choses qui, quand on les totalisait, représentaient une vie.
En octobre, il y eut des arbres jaunes. Puis les pendules reculèrent d’une heure et les vents de novembre arrivèrent et soufflèrent, perpétuels, et dépouillèrent les arbres. Dans la ville de New Ross, les cheminées crachaient de la fumée qui retombait et flottait en mèches échevelées, étirées, avant de se dissiper le long des quais, et bientôt la rivière, aussi sombre que de la bière brune, se gonfla de pluie.
Combien le calme régnait ici mais pourquoi n'était-ce jamais paisible ? L'aube ne pointait pas encore et Furlong regarda au-dessous de lui la ville éclairée et son image d'égale à égale dans le miroir de la rivière sombre, brillante. Tant de choses avaient une façon de paraître plus belles quand elles étaient un peu à distance.
Comme ils approchaient du centre de la ville et des lumières de Noël, une part de lui envisagea de reculer et de passer par le chemin le plus long pour rentrer, mais il fit face à la situation et persista dans l’itinéraire qu’il aurait pris ordinairement.
Un changement, semblait-il, survenait chez la fille et bientôt elle dut s’arrêter, et vomit dans la rue.
« Bravo, l’encouragea Furlong. Elimine tout ça. Evacue au moins ça de toi ».
Sur la Grand-Place, elle s’arrêta pour se reposer près de la crèche illuminée et se tint dans une espèce d’hébétude, regardant à l’intérieur. Furlong regarda aussi : la robe voilette de Joseph, la Vierge agenouillée, les moutons. Quelqu’un, depuis la dernière fois, avait placé la statuette de l’Enfant Jésus dans la mangeoire – mais c’est l’âne qui captiva l’attention de la fille, et elle tendit le bras pour lui caresser l’oreille et en chasser la neige.
« S’il n’est pas adorable » dit-elle
- Nous n’avons plus beaucoup de chemin à faire, lui assura Furlong. Nous sommes quasiment à la maison. «
Alors qu’ils continuaient d’avancer et rencontraient d’autres gens connus ou inconnus de Furlong, il en vint à se demanda à quoi bon être en vie si l’on ne s’entraidait pas. Etait-ce possible de continuer durant toutes les années, les décennies, durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ?
Bientôt, il se ressaisit et conclut que rien ne se reproduisait jamais ; à chacun étaient donnés des jours et des occasions qui ne se présenteraient pas une seconde fois. Et n'était-ce pas doux d'être là où on était et, par exception, de laisser l'atmosphère vous ramener dans le passé, malgré le bouleversement, au lieu de toujours examiner la mécanique des journées et les difficultés futures, qui n'apparaîtraient peut-être jamais.