Le très ancien affrontement entre esprit courtois et esprit bourgeois se traduit aujourd'hui par l’immense fossé qui sépare les hommes d’élan chevaleresque et les hommes mus par le calcul politique. Les premiers suivent un idéal, les second ont de l’ambition. Alors que la plupart, dressant une liste de vœux, supputent ce qu’ils attendent de la vie, les hommes d’honneur, eux, se posent la question : qu’est-ce que la vie attend de moi ?
À l’élan chevaleresque correspondent l’enthousiasme, un cœur confiant et loyal, l’implication personnelle, le courage et l’altruisme ainsi que la notion de service et la générosité. Noblesse oblige. C’est dire que plus on a reçu de dons ou de talents, plus on a de puissance et d’intelligence, et plus on se sent des devoirs envers les autres. À l’opposé, la démarche politique, fruit de calculs et d’intérêts personnels, vise le pouvoir et au lieu de servir elle devient un cumul de privilèges : plus haut est-on placé dans la hiérarchie politique, plus on a de droits et de subsides.
L’honneur est une vertu individualiste, une qualité d’exigence et de dépassement qui n’a pas besoin de l’approbation d’autrui. Il repose sur le respect et l’estime de soi, hors de toute implication communautaire. De l’honneur, lié à l’individu conscient, on est passé aux honneurs, décorations extérieures et signes publics, comme de l’esprit chevaleresque on est passé à l’affairement politique et syndicaliste.
En juin 1870 paraît un décret officiel qui attribue la Légion d’honneur au peintre Courbet. Dès le lendemain Courbet envoie une lettre au ministre des Beaux-Arts pour dire qu’il refuse cette décoration : « L’honneur n’est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie ; et si je les désertais, je quitterais l’honneur pour en prendre le signe. » Et cette superbe missive se termine ainsi : « J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu en homme libre ; laissez-moi terminer mon existence libre ; quand je serai mort il faudra qu’on dise de moi : celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune Église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté. »
Suivant le fier exemple de Courbet, on pourrait dire que l’honneur aujourd'hui est de garder la tête haute en refusant aussi bien toute humiliation que toute récupération et tout assistanat plus ou moins déguisé. C’est refuser que notre bien-être, notre culture, nos loisirs, notre façon de penser soient « gérés » par le politique, par tel parti ou tel groupe. C’est refuser de se laisser corrompre ou même flatter par les entreprises de tout genre qui distribuent des assurances, une manne financière ou des « honneurs ». Je pense ici à mon ami Éric, âgé de trente-cinq, qui est sculpteur. Il est allé un jour prendre un rendez-vous à la mairie de son arrondissement pour connaître les logements disponibles dans son quartier, et à peine avait-il ouvert la bouche que l’assistante sociale lui déclarait que, étant donné sa situation précaire, il « avait droit » au RMI. Réaction immédiate d’Éric, offusqué : le refus. Par fierté. Parce qu’il n’est ni impotent ni âgé ni fainéant. Parce qu’il est un artiste, non un parasite. Et le chevalier est reparti, la tête haute, laissant éberluée la pauvre assistante qui ne cherche qu’à assister…
L’honneur n’a pas pour sens de plaire à l’autre mais de ne pas se dégrader à ses propres yeux. Comme il n’apparaît pas comme une vertu démocratique, il est souvent renié ou moqué de nos jours. L’honneur s’adresse en effet au mérite, à la dignité de l’être humain. On n’honore pas un homme parce qu’il est un exemplaire parmi d’autres de l’espèce humaine mais parce qu’au lieu d’être vil, médiocre, cruel, pervers, il montre courage, liberté et vertu. La grande confusion de la démocratie est de croire que l’égalité entraîne la solidarité. Or l’aide, la fraternité, l’amitié sincère sont le fait, l’apanage même, d’individus souverainement libres, indépendants et maîtres d’eux, qui n’ont pas pour souci premier et obsédant l’égalité de tous. Ce n’est pas un hasard si la noble vertu qu’est l’amitié fut pratiquée par les héros antiques, par les chevaliers médiévaux, par les philosophes et les artistes véritables : l’amitié célèbre toujours la parfaite solitude de l’autre, elle est pure générosité et d’essence aristocratique.
+ Lire la suite