Gilles Kepel est « le » spécialiste du monde musulman et de l’islam. Dans « Quatre-vingt-treize », il analyse la présence de l’islam en France et plus particulièrement en Seine Saint-Denis entre 1987 e 2011. Le titre est, bien sûr, un clin d’œil au roman de Victor Hugo dont l’action se déroule en 1793 et ( en partie aussi) à Saint-Denis où reposaient les rois de France . La Seine Saint-Denis, concentré des transformations économiques, sociologiques de la France, théâtre des révoltes urbaines et point focal des reportages médiatiques, est devenu le symbole des mutations de la société française. L’ouvrage porte en sous-titre « essai », mais il dépasse cet intitulé. La démarche est fondée sur des recherches référencées et multiples sur le terrain qui ont permis l’élaboration d’un rapport en 2012. La documentation est riche, les étapes chronologiques apparaissent clairement dans un exposé didactique et instructif.
L’émergence d’une population française et musulmane dont les racines familiales s’éloignent dans le temps et l’espace, trouve dans la religion une identité commune. Gilles Kepel développe avec précision ce que représentent les enjeux de la religion musulmane. Les industries agro-alimentaires ont évalué le poids économique de l’ alimentation halal , les différents courants musulmans rivalisent dans leurs exégèses sur les rites halal pour affirmer leurs prééminence. Pour Gilles Kepel, la question de l’alimentation halal constitue un élément d’analyse représentatif des débats et des enjeux.
L es étapes de la pratique de l’islam dans les banlieues sont classifiées : depuis l’islam des « darons » ( celui des immigrés) venus après la guerre, l’islam des « blédards » inspiré des Frères musulmans, puis, plus récemment, celui des jeunes qui se réapproprient la religion de leurs pères en affirmant leurs revendications et leur engagement.
Gilles Kepel rappelle les débats et les tensions autour du voile islamique ( entre 1989 et la loi de 2004), leur écho dans les médias avec les apparitions répétées de Tarik Ramadan ( dont le grand-père fut le fondateur des Frères musulmans)… Il souligne les rôles concurrentiels des diverses et nombreuses associations musulmanes en France, dont la formation est favorisée par les pouvoirs politiques. Il rappelle que l’Etat a, selon la majorité au pouvoir, favorisé et écouté des associations liées à tel ou tel pays du Maghreb, ou à une mouvance islamique … La difficulté de constituer une autorité musulmane représentative pour l’Etat, l’affirmation d’un rôle de lobbying des diverses associations dans les banlieues lors des élections…constituent autant de fragilités pour l’unité nationale.
Cette division est éclairée par la mise en perspective des acteurs de l’opinion ( les politiques…), des associations qui développent des oppositions frontales .Gilles Kepel souligne, dans une dernière partie, les « tentations de repli » des populations des banlieues sur l’ identité musulmane, dans des espaces frappés par le chômage et l’exclusion. Tout en soulignant la fragilité du tissu social national, il reste ( plutôt) confiant dans la (re)construction de la citoyenneté française.
Le livre est bien écrit, précis dans son vocabulaire et bien documenté. Il apporte un éclairage instructif pour aborder des questions et problèmes qui sont au cœur de l’actualité et du débat national.
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Mais, dans le contexte français, il ne s'agit pas de conquérir le pouvoir - comme dans les pays majoritairement musulmans : bien plutôt d'exercer une influence politique maximale sur les populations ciblées, de les regrouper en une communauté spécifique en suscitant des thèmes de cristallisation identitaire, en dénonçant persécutions ou discriminations, afin de faire pression sur les autorités pour s'imposer comme intermédiaires obligés, et obtenir des avantages dans les domaines social, culturel, cultuel, politique, etc., bénéfiques à leurs ouailles.
Pour cette organisation, sur tout active jusqu'alors parmi les étudiants maghrébins et levantins, c'était, par-delà la prise en compte d'un changement socioculturel en profondeur, une inflexion de stratégie politique. Elle privilégierait désormais l'implantation chez les jeunes d'origine musulmane, nés ou éduqués dans l'Hexagone, alors qu'elle les considérait jusqu'alors perdus pour l'islam, parce que trop assimilés à la société française, dominés par les mouvements d'extrême gauche et fondus dans les « Beurs ».
Pourquoi cette approximation de leur pondération numérique globale, qui les singularise en termes religieux et fige leur identité, au détriment d'autres considérations ayant trait à leurs appartenances sociales ou à leur citoyenneté ? La cause en est que, dans la France d'aujourd'hui, l'insertion sociale de beaucoup de ceux que l'on distingue comme « musulmans » reste brouillée par un accès médiocre au marché de l'emploi, et qu'ainsi leur citoyenneté demeure inaccomplie. Avec cette désignation, le critère religieux semble se substituer au caractère civique ou national, ou à tout le moins en compenser la déficience en apparaissant prédominant.
Les premiers éléments de l'enquête semblent avoir établi, à l'automne 2011, qu'il avait agi sans complice. Son manifeste est l'œuvre d'un internaute solitaire, pur produit de la subculture d'Internet, agrégation obsessionnelle et interminable de copiés-collés dont l'effet de masse produit du sens, au détriment de toute mise à distance critique.
Dans quelle mesure la mouvance des jeunes musulmans est-elle en voie de participation au système politique institutionnel, à quelles conditions est-elle prête à le faire, et quelle mutation est-elle disposée à accomplir en direction de la laïcisation de son fonctionnement - ou estime-t-elle au contraire que c'est par l'exacerbation de prises de position radicales, destinées à susciter en retour la mobilisation des Identitaires, qu'elle fera de l'islamophobie une ressource victimaire lui permettant d'accroître son emprise sur la population qui constitue sa base électorale potentielle ?
Gilles Kepel - Prophète en son pays