Citations sur Je marche sous un ciel de traîne (8)
Saison morte. Rien ne bouge. Pas un souffle sur le sol, pas une ride sur l’eau. Une vie à part, sans épaisseur, qui se laisse juste voir, jamais sentir ou étreindre. Une vie étrangère à mon cœur, absente à mon corps. Une vie qui remonte lentement des entrailles de la terre et s’étalerait là, devant moi, comme une pauvre femme essoufflée.
Une vie qui, lorsque je me penche de toutes mes forces pour y basculer, se dérobe. Cette vie, la mienne, anticipe déjà ma mort.
A les voir rigoler ensemble, soignant leur solitude à coups de bordeaux supérieur, on devine sans mal que ces deux-là sont un peu faits l'un pour l'autre.
Je me suis engagé dans le chemin alors qu'une nuit d'encre avait fondu sur le paysage. Les phares de la voiture blanchissaient le tronc des arbres et, dans leurs rais poudreux, les insectes dansaient à l'horizontale. Les écorces gardaient des traces de phosphorescences une fois la voiture passée, comme l'écume retient la lumière, la nuit, à la crête des vagues.
Claire était venue s’asseoir près de moi. Elle sentait la fougère et le soir qui descend sous les arbres. Une odeur qui m’était devenue familière. Comme l’étaient à présent la douceur au bout de ses doigts, la chaleur de son ventre, ses yeux écartés et son cou de roseau.
Nos corps se sont cherchés doucement dans le noir, ébauchant des gestes malhabiles. Et puis, les bras de Claire, souples et immenses, se sont noués et dénoués autour de moi, un rythme incertain de notre balancement. Son ventre est venu trembler contre le mien et soudain, subitement affamés, nos corps se sont rejoints là où tout est aboli, suspendu. Nous avons baisé en silence dans la pénombre, sans nous déshabiller totalement, renversés sur des piles de vieux journaux, dans cette pièce froide, abandonnée, encombrée de cartons et de vieux meubles. Cette pièce morte où nous avons approché la mort et l’immédiate solitude.
J'ouvre les robinets qui dégorgent une eau glacée dans le plus parfait silence et commence à me verser un verre d'eau quand j'entends une voix féminine dans mon dos qui me fige sur place : "Bonsoir, puis-je vous aide ?". Je me retourne aussitôt et manque de m'étrangler à la vue de la créature qui me fait face. Immense. Blonde. Ruisselante de lumière.
Ce soir-là, en écoutant Tabasque, je compris que s'il aimait raconter des histoires, jouer avec les silences et les temps du passé, sa différence ne résidait pas dans ses talents de conteur. Il m'aurait finalement semblé ennuyeux. Non, c'était dans sa passion pour le genre humain qu'il me fascinait, dans sa capacité à traduire en un destin n'importe quelle biographie, si banale fut-elle, brassant alors dans ses somnolences alcoolisées toute une humanité sans porte-parole. Dans ces moments-là, Tabasque était tous les humains à la fois.
Sur la gauche, juste devant nous, deux vieilles métairies mitoyennes chancellent, figées dans la ruine. Le long du mur de la plus basse pend une treille morte au-dessus de laquelle tremblote encore une glycine desséchée, ses fleurs comme les pampilles minuscules d'un lustre éteint. Toits crevés, fenêtres aux carreaux brisés, portes défoncées. Elles se tiennent ainsi, au milieu du village, deux petites vieilles appuyées l'une contre l'autre, épaule contre épaule, deux petites mères en guenilles au seuil de la désolation.