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Critique de Nastasia-B


On m'avait beaucoup parlé de ce roman et de son auteure. On m'en avait dit le plus grand bien et force est de constater que j'avais nourri quelques attentes. Sans aller jusqu'à dire qu'elles ont toutes été déçues, mon impression d'ensemble confine tout de même à la déception. Une déception à la mesure des attentes ainsi forgées : très grandes.

On m'avait fait grand cas du style de Maylis de Kerangal. Oui… sans doute y a-t-il un style là-dedans… lequel, je n'en sais rien, mais sans doute un style… de même que dans tout vêtement H & M, il doit bien y avoir un style, une ligne, un je-ne-sais-quoi qui en rien ne lui est propre mais qui fait illusion, le temps d'une saison… Avec sa seringue à style, Madame de Kerangal a généreusement pompé ici ou là des styles qui ont dû l'impressionner pour ensuite très consciencieusement les réinjecter dans son écriture. Elle fait ça très bien la stylosuccion. Chllluupp !

Il y a un nom qu'il ne faut surtout pas évoquer parce qu'il sent le soufre, mais n'empêche, faut bien admettre qu'il en jette un peu avec son style, alors on va essayer de le copier discrètement, sans se faire remarquer, tâcher d'en extraire sa formule… et de le re-synthétiser en laboratoire. Ce nom, c'est Céline mais chuuut ; sa formule c'est un mélange de prose violente et volontiers argotique, ordurière ou familière, le tout habilement mêlé de langage ultra-soutenu. Ça fait mouche à tous les coups cette affaire-là, alors la petite Maylis, ça lui a plu. Forcément.

Mais voilà, l'ennui, c'est que n'est pas Céline qui veut. Ça sent le sous-sous-Céline à pleins naseaux. Il y a quelque temps, il y avait André Rieu qui faisait ça à la musique classique, qui faisait du " comme " untel ou untel. Ici, on a Maylis de Kerangal qui fait aussi du " comme " ou du " j'aurai-du-style.com ". On peut même s'amuser à copier Picasso, mais ce ne sera toujours que de la copie de Picasso : parce qu'un style, vois-tu Maylis, ça vient de soi, tout au fond des entrailles, là où ça pue un peu ; ça nait à l'intérieur des tripes et ça sort de tous les pores de la peau. Alors, vous aurez beau essayer, vous contracter très fort l'intestin en serrant puissamment les paupières, rien de sortira de vos pores qu'une transpiration laborieuse. Mais de style, pas une goutte vous n'obtiendrez de la sorte.

L'idée de base me semble pourtant intéressante et bonne : s'atteler à un ouvrage d'art de travaux public ; il y a des choses à dire, des expériences à vivre, à éprouver, à faire ressentir ; pas de doute là-dessus, ce n'est pas l'idée qui est en cause : c'est l'exécution. Alors, j'admets, elle a été très studieuse, très professionnelle la Maylis, elle a fait un travail très propre, très soigné et tout, et tout, en faisant même bien attention à mettre du style dans sa pièce montée comme d'autres du caramel. Chllluupp !… Une couche d'argot, une couche de vulgaire, une couche d'ultra-sophistiqué. Elle a bien compté les couches, tout y est, au gramme près.

Elle a voulu tout dire, et pour ce faire, elle n'a pas voulu choisir. Elle s'est dit : « Je les prends tous et Dieu reconnaîtra les siens. » Plein de personnages, donc, mais à peine brossés, esquissés, effleurés. Une amorce de background pour chacun, histoire de faire illusion mais… quand on gratte cette petite pellicule de patine, c'est tout creux à l'intérieur. Des coquilles vides ! Elle nous a vendu des coquilles vides ! Où sont passés les oisillons ? Bah, le vrai là-dedans, c'est que d'oisillons y en n'a probablement jamais eu. Tous les œufs étaient clairs… Alors adieu veau, vache, cochons, couvée…

Le chef de chantier, la responsable du béton, le grutier, l'homme politique, le scientifique ethnologue-écolo, le repris de justice repris de justesse, les Amérindiens, la mère de famille au couple bancal, le porte-parole syndical, le… Poh ! Poh ! Poh ! Eh ! n'en jetez plus la cour est pleine ! Et on en fait quoi de toutes ces coquilles vides ? On fait le tri ? On les décore pour Pâques ?

(Blague à part, vous notez que j'utilise un ton volontairement polémique alors qu'une attitude beaucoup plus indulgente et ouverte serait très certainement préférable et souhaitable. De même, je livre beaucoup de sensations personnelles sans franchement les étayer ni vraiment y apporter de fondements. Histoire de me racheter moindrement, je me contenterai d'illustrer ce point précis par une citation d'Edith Wharton dans son ouvrage, Les Règles de la fiction : « On produit un effet bien plus profond en se livrant à l'étude pénétrante de quelques personnages, au lieu de multiplier les silhouettes vaguement dessinées. Ni le romancier ni le dramaturge ne devrait s'aventurer à créer un personnage sans le suivre jusqu'au bout de l'action, et sans être sûr que cette dernière serait appauvrie par son absence. Les personnages dont la fonction n'a pas été précisément définie à l'avance risquent de devenir aussi déplacés que des intrus. »)

Et les noms !… les noms des personnages mes bons amis… Franchement, entre nous comme ça, quand j'ai commencé à voir ce qu'elle utilisait, j'ai eu envie de crier. Bon, j'étais sur un banc, dans un parc, auprès des jeux des enfants, donc je me suis retenue un petit peu… Y avait des mamans qui veillaient leurs gosses, elles auraient risqué d'appeler les flics… Faut faire gaffe en ce moment…

Non mais franchement ma petite Maylis, que t'aies bien aimé Diderot et Thoreau, ça d'accord, je le conçois aisément, mais que tu ne trouves rien d'autre pour habiller tes personnages, là ça frise la faute professionnelle. Que tu aies été fan dans ta jeunesse de Sancho Pança dans Don Quichotte ou de Brigid O'Shaughnessy dans le Faucon Maltais, très bien, c'est tout à ton honneur, mais franchement, les resservir réchauffés au micro-ondes quand on a des invités, ça se fait pas trop, je t'assure. Ça fait fourre-z'y-tout. J'ai rien contre les restes, tu me diras, mais que quand on est en petit comité, entre-nous, tu vois, les parents, les gosses, qu'on n'a pas trop le temps de cuisiner…

Explique-moi, ma petite Maylis, comment je branche mon affectif dans ton fourre-z'y-tout ? À quel personnage je m'identifie ? Tous à la fois ? Aucun ? Un truc à la Manhattan Transfer, alors ? Ouais, je veux bien, mais Dos Passos, il a peint une époque, un lieu, l'air du temps et chacun de ses anonymes représentaient un type, une synthèse, quelque chose. Mais eux, là, tous tes personnages, ils représentent qui, si ce n'est eux-mêmes ?

Ensuite, t'es retournée voir dans ta bibliothèque et t'as trouvé le Pont de la Rivière Kwaï. Tu t'es dit : « Tiens ! Y a un rapport avec le pont. » Alors ni une ni deux, Chllluupp ! « Je vais leur faire sauter, moi, leur pont. » Hep ! Hep ! Hep ! cocotte ! Touche pas à mes Pierre Boulle, j'y tiens. J'irais peut-être pas jusqu'à donner un coup de Boulle car ça aussi ça a déjà été fait, mais tout de même : y a des limites !

Tout de suite, tu l'as imaginé rouge ton pont, comme le viaduc de Garabit. Puis t'es allée sur internet et tu t'es dit : « En matière de pont rouge, y a rien de mieux que San Francisco. » Alors t'as réfléchi un bon coup, au moins trois, quatre minutes comme pour le nom de tous tes personnages, et tu t'es dit : « Macondo c'est déjà pris, alors qu'est-ce qu'on peut faire avec San Francisco - California, Cisco-Cali, Co-Ca : Coca, voilà, j'ai ce qu'il me faut ! Ma-ville-fictive-fantôme-mais-qu'est-San Francisco-mais-qu'il-faut-pas-le-dire, elle s'appellera Coca comme… euh, comme quoi déjà ? Bon, c'est pas grave, je retrouverai bien une autre fois ce que c'est. »

Et pour ta ville, t'as fait comme pour le reste, quitte à ce que cela soit complètement aberrant : alors si je résume bien, il y a du désert, du climat continental et de la forêt équatoriale auprès de ta Coca, et c'est un port aussi, et il y a une baie, et il y a un très gros fleuve. Hmm, hmm, pas banal, en effet. Je crois bien que tout près aussi, mais tu ne nous l'as pas dit expressément, il doit y avoir au moins une savane, une toundra et l'Himalaya… et une mousson aussi… et la banquise même… et… Eh non, Maylis ! Ça peut pas coller ton truc, réfléchis juste un bon coup et tu te rendras compte par toi-même. Mais bon, j'arrête ici, ça vaut mieux car je vois déjà la pampa se profiler derrière le bocage normand.

Alors à ce stade, vous vous dites sans doute que je suis la pire langue de pute qui existe sur cette planète et vous n'avez peut-être pas tout à fait tort car, Maylis de Kerangal a fait ça bien, dans son style (bon, là, je sens que je m'enfonce). Y a pas à dire, c'est honnête. Pour moi, pas du tout abouti, j'ai pas toujours tout compris de sa syntaxe mais à sa façon, c'est quand même un peu de la littérature. Un genre de littérature, quoi.

Toutefois, j'aurais aimé tellement plus, tellement suivre un seul personnage et que les autres n'auraient fait qu'environner. J'aurais aimé le voir découvrir le chantier, se l'approprier, y jouer son rôle de pion et se rendre compte qu'il n'était qu'un pion dans cette immense et colossale partie qui se joue au-dessus de sa tête et dont il ne connaît qu'une infime partie des règles. J'aurais aimé voir ce personnage évoluer, se poser des questions, s'interroger sur son avenir, l'après pont. J'aurais aimé sentir palpiter les ouvriers comme dans En Un Combat Douteux, j'aurais aimé te lire toi Maylis, vraiment toi, et non le style que tu cherchais à contrefaire, un vrai style qui serait venu de toi et pas de tes lectures Chllluupp !

J'aurais aimé boire le jus de tes tripes et tu ne m'as donné à lire que ton cahier à spirales. J'aurais aimé poser mon oreille sur ta poitrine et sentir battre ton cœur, le tiens je veux dire, pas celui pour réparer les vivants et je n'ai réussi qu'à poser ma main sur la pile de livres que tu as lue au lycée. Et je me dis que c'est vraiment dommage ma petite Maylis, car t'avais sûrement le tonus en toi de faire un vrai bon truc personnel et fort et dont on se serait encore souvenu dans cent ans…

Et au lieu de ça, t'as préféré caresser monsieur Gallimard et monsieur jury Médicis dans le sens du poil. C'est dommage Maylis, car tu valais sans doute bien mieux que ça. C'est sûr qu'à court terme, t'as plus à y gagner, mais… Bon, bon, bon, allez, entendons-nous bien : moi aussi j'aime Denis Diderot et Walden, tout comme toi, mais je le garde pour moi, car, en soi, quand on ne vit pas sous mon toit, ça n'intéresse personne ce que j'aime et ce que je n'aime pas. Oh, et puis qu'est-ce que ça peut faire, cet avis minable n'est qu'un pont entre ton bouquin et moi… Mais dors en paix, Maylis, ce n'est que mon avis, mon misérable avis de pas grand-chose et puis, des gens bien plus autorisés que moi ont dit que c'était bien, c'est donc que c'est bien, à n'en pas douter...
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