"Rien derrière et tout devant, comme toujours
sur la route."
La sortie du roman "
Sur la route" (1957) était pour la littérature américaine une sorte de choc thérapeutique bienfaisant. Jack Keroauc (dont le visage mal rasé et agréablement viril regardait suggestivement son lecteur depuis la couverture de la première édition) a transgressé tous les codes littéraires alors en vigueur, en arrivant en trombe à une vitesse non-autorisée, hurlant à pleins poumons l'enthousiasme, la tristesse, la joie et le désespoir, avant de disparaître dans un nuage de poussière quelque part
sur la route 66.
Sa prose "spontanée" ne contenait rien de ce qu'on pourrait qualifier de "forme littéraire", mais ce long rouleau sorti de sa machine à écrire mesurait en réalité quelques milliers de kilomètres, et contenait toute l'Amérique.
"
Sur la route" est le plus grand manifeste de la liberté.
Non pas à cause de son scénario ; après tout, Sal Paradise et ses amis se déplacent à travers l'Amérique un peu comme une grenouille paumée au fond d'un arrosoir, et peu de lecteurs voudraient être vraiment à leur place. L'important est la façon dont le roman est écrit - comme si de chaque mot, de chaque pas sur le périphérique pluvieux aux alentours de Boston ou de chaque kilomètre
sur la route semi-désertique de Denver à Frisco émanait l'amour du pays, des éternels changements et des possibilités sans fin.
Pourtant, je ne saurais dire ce qui génère cette impression positive du roman, qui contient aussi une bonne dose de mélancolie. La seule raison pour être
sur la route est la route elle-même ; pour fuir la routine et la façon de vivre des "paddys" américains, étriqués dans leur rêve de prospérité comme une bonne femme dans un corset qui l'empêche de respirer.
L'idée n'était pas nouvelle, on peut penser à Emerson, Thoreau ou
Whitman, mais la "
beat génération" était la première à annoncer ouvertement que quelque chose cloche dans la société américaine de l'après-guerre. le succès a été immense, mais aussi à double tranchant. Les littéraires et les intellectuels reprochaient aux beatniks leur superficialité, leur flirt dangereux avec la drogue et le zen-bouddhisme, et leur jeu malhonnête à la pauvreté. Les "paddys" ont même réussi à commercialiser le mythe, en organisant des voyages groupés à San Francisco pour que tout le monde puisse admirer les "véritables" beatniks américains : chevelus, sales, ivres et immoraux. La "façon beatnik" est devenue une sorte de mode, le snobisme retourné à l'envers, et Kerouac lui-même a dû plus tard fuir ses fans, et même ses anciens amis.
Les personnages de Kerouac, ses héros et ses vagabonds, rappellent un peu Huck Finn de Twain : lui aussi s'est échappé sur la rivière Mississip
pi, car il ne voulait pas se laisser "civiliser".
Le livre n'a pas une véritable histoire, il est fait de souvenirs, impressions, et d'un tas de petits croquis de gens rencontrés au hasard : fermiers du Minnesota, chauffeurs de camions, commis voyageurs, flics, intellectuels beatniks... et surtout les vagabonds solitaires, un peu comme Sal Paradise et
Dean Moriarty eux-mêmes.
Dean est le moteur surpuissant qui fait avancer le livre. Même si, au début, il demande à Sal de lui apprendre à écrire, on peut dire que c'est lui qui apprendra Sal à vivre. Mais c'est précisément la relation avec Dean, un jeu compliqué de refus et d'acceptations, de l'amitié et de l'égoïsme, d'admiration et de retenue, qui ajoute un étrange côté triste au livre. Sal approche ce monde avec enthousiasme sans jamais s'y identifier complètement et en restant toujours un pas en arrière, en observateur émerveillé.
Peut-on vraiment aimer
Dean Moriarty, cet ange flamboyant derrière le volant, qui prend la route avec la même insouciance que la vie, en laissant derrière lui autant de voitures que de coeurs cabossés ? En tout cas, sa philosophie est "ici et maintenant".
"Une fois de plus, nos valises cabossées s'empilaient sur le trottoir on avait du chemin devant nous. Mais qu'importe : la route, c'est la vie."
Le roman de Kerouac est particulièrement salutaire si vous avez besoin d'une injection de spontanéité dans votre système neuronal anémié, ou si vous avez envie de croire que la vie n'est pas une fois pour toutes déterminée par les décisions faites d'avance. On n'a même pas besoin d'être vraiment "
sur la route", juste savoir que cette douce possibilité existe pour de bon. Quel que soit le but et la direction, et que ce soit pour aller en Californie, ou à plus de 10km de chez soi. 4/5