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Critique de karmax211


Je suis né en 1953, soit huit petites années après la fin de la seconde Guerre Mondiale et son cortège d'horreurs, dont certaines inédites dans l'histoire de l'humanité. Mon père, mon parrain et d'autres membres de ma famille ont pris part à ce conflit. Ma famille maternelle, native du Limousin, avait des amis proches à Oradour. Je suis donc né au sein d'une famille que ce terrible bouleversement a bouleversée, et qui par conséquent en parlait de manière récurrente. Mais dans leurs récits, leurs souvenirs, leurs anecdotes ou leurs allusions, il manquait un "mais"... et pas n'importe lequel : l'univers concentrationnaire, la solution finale, la Shoah... !
C'est à partir de l'acquisition du disque de Jean Ferrat - Nuit et Brouillard -en 1964, de ses passages télé et de ses interviews que j'ai commencé à me poser des questions et à en poser.
Était née une passion dévorante et obsessionnelle pour ce qui, à mon sens, est le Marqueur de l'histoire de l'homme et ce qui a structuré définitivement ma pensée et ma vision du monde.
J'ai donc lu beaucoup de "la littérature" (au sens noble du terme) ayant trait au sujet : Primo Levi, Robert Antelme, Charlotte Delbo, Ida Grinspan, Marceline Loridan-Ivens, Rudolf Vrba, Simone Veil, Jorge Semprun, Claude Lanzmann, le très controversé Filip Muller, Elie Wiesel, Jean Cayrol, Viktor Frankl, pour n'en citer que très peu et continue de le faire mais moins fréquemment que naguère.
J'avais, dans les rayons de ma bibliothèque, le livre de I. Kertész qui m'attendait, comme m'attendent beaucoup d'autres encore... que j'aurai peut-être encore le temps de découvrir.
Quelques mots pour qualifier le caractère original, unique de cette oeuvre :
"Être sans destin, du moins au début, c'est Candide dans un Auschwitz dont la fonction première – l'extermination – se dérobe à ses yeux et qui jette sur ce monde qu'il découvre des regards étonnés, impatients parfois mais jamais vraiment angoissés. Grâce à ce procédé, Kertész, le rescapé des camps devenu écrivain, s'efface complètement pour laisser vivre ce jeune narrateur – cet autre lui-même si différent et si lointain – au rythme des épreuves et des illusions qui sont les siennes. Subtil est ce dispositif narratif où l'auteur, dépouillé en quelque sorte de sa toute-puissance puisqu'il renonce à construire une histoire où les faits s'ordonnent et s'éclairent en fonction d'une fin qu'il connaît, se plie aux exigences d'une chronique..."
Chaque déporté, qu'il fut juif ou pas, a voulu témoigner de manière personnelle, authentique, "novatrice" sur ce qu'il a vécu. C'est pour cela que les témoignages d'un Robert Antelme, d'un Primo Levi, d'une Charlotte Delbo ont littérairement parlant, un caractère unique.
Il en va de même pour Kertész, qui a réussi une performance d'écriture inégalée dans le genre : celle de se dépouiller de l'adulte qu'il était devenu au moment de prendre la plume, pour retrouver l'adolescent de quinze ans qu'il était lorsqu'il a fait l'apprentissage de ce qu'était "un être sans destin".
Et le résultat est époustouflant, déroutant, déchirant.
Grâce à cette approche, grâce à cet angle de vue, grâce à cette chronique qu'il revit pas à pas, il nous permet de comprendre ce que fut la soi-disant "passivité" des victimes face à la froide organisation et la grande efficacité des bourreaux qui, en étant "peu nombreux" réussirent à exterminer des millions d'êtres humains.
Comme je l'ai déjà dit, ayant lu beaucoup sur ce thème, si l'émotion reste intacte, il est rare qu'un livre sur l'univers concentrationnaire nazi me surprenne vraiment.
- Être sans destin - m'a surpris.
Je voudrais terminer cette présentation en vous livrant un extrait dans lequel, l'auteur de retour à Budapest ( j'avais oublié... Kertész, prix Nobel de littérature 2002 est un juif hongrois...), rencontre un journaliste qui lui propose un peu d'argent contre le récit de "l'enfer" des camps... et voici ce qu'il lui répond sur ceux qui ne l'ont pas vécu appellent "l'enfer".
-"Alors je me l'imaginerais comme un endroit où on ne peut pas s'ennuyer ; cependant, ai-je ajouté, on pouvait s'ennuyer dans un camp de concentration, même à Auschwitz, sous certaines conditions, bien sûr. Il s'est tu un moment, puis il a demandé, mais déjà presque à contrecoeur, me semblait-il : " Et comment expliques-tu cela ?" , et après une brève réflexion, j'ai trouvé la réponse : "Le temps." " Comment ça, le temps ?" " Je veux dire que le temps, ça aide." " Ça aide... ?" " À quoi ?" " À tout", et j'ai essayé de lui expliquer à quel point c'était différent, par exemple, d'arriver dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape, le temps de passer une étape, de l'avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu'on comprend tout, on ne reste pas inactif ; on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus..., sur place, il est possible qu'alors ni notre tête ni notre coeur ne pourraient le supporter - essayais-je d'une certaine manière de lui expliquer... Il a dit d'une voix blanche et sourde : " Je comprends." D'autre part, ai-je poursuivi, le problème, le désavantage, dirais-je, était qu'il fallait meubler le temps. J'avais vu par exemple, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà - plus précisément : survivaient - en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas, douze fois trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois... et tout cela, à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour ; c'est-à-dire qu'ils ont dû meubler tout ce temps d'une certaine manière. Mais d'autre part, ai-je ajouté, c'est justement ce qui les aidait, parce que si ces douze fois trois cent soixante-cinq fois,... vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d'un seul coup, alors ils n'auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau. Et comme il se taisait, j'ai ajouté encore : " C'est à peu près comme ça qu'il faut se l'imaginer.' Et alors lui... tenant son visage à deux mains... sa voix plus sourde, plus étouffée, il a dit : " Non, c'est inimaginable", et pour ma part j'en convenais. Et je me suis dit que c'était apparemment pour cette raison qu'on préférait dire enfer, sans aucun doute..."
En conclusion, un très grand livre, une oeuvre magistrale, écrite - vous avez pu le voir - sans lyrisme, sans grandiloquence, sans effets... avec des mots vrais justes, forts, qui disent sans jamais porter de jugement(s)... ce qui donne à l'oeuvre une dimension tout à fait exceptionnelle.
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