"Courses, caravanes, privations, combats et solitude, tous les signes de la grande aventure" sont éminemment présents dans "
Fortune carrée", génial roman d'action (et de réflexion) écrit par un écrivain qui fut lui-même grand reporter aux quatre coin du monde, du temps où le journalisme de terrain requérait de solides qualités d'endurance et la nécessité de se mettre en danger.
Ce roman du "Grand dehors" (comme le qualifierait @
Michel le Bris) fait la part belle à la témérité mâtinée parfois d'inconscience d'un trio de personnages hors du commun, attirés par le dépassement de soi et les situations extrêmes comme le papillon l'est par la lumière.
Par ordre d'entrée en scène, voici IGRICHEFF, bâtard d'un comte kirghize, prompt à aller où le vent le mène. le vent mais aussi un superbe étalon -Chaïtane (le diable)- que lui a offert un imam yéménite. de Sanaa à la mer rouge, le couple aérien vole de batailles en razzias, de situations inextricables en rétablissements miraculeux. Jusqu'au moment où poursuivi par l'armée yéménite, ce couple prodigieux atteint les rivages maritimes et est sauvé (du moins le cavalier) in-extremis par un boutre qui effectue de la contrebande d'armes. IGRICHEFF, l'insondable, le taiseux, le cynique, vacille un moment lorsqu'il est contraint d'abandonner aux flots Chaïtane avec qui il formait sur terre un centaure indomptable. Il pensa alors "à ses aïeux, les Khans des steppes, qui faisaient égorger leur cheval préféré sur leur tombeau."
C'est un Breton taciturne, Daniel MORDHOM, qui dirige le bateau -Ibn-el-Rihèh (Fils du vent)- Il n'a sauvé le Kirghize , précise-t-il sans ambages, uniquement parce que ce dernier a eu le réflexe de l'appeler en français. Ce à quoi ce dernier répond sans sourciller : "A votre place, je n'eusse pas retardé d'une seconde l'appareillage, même si l'on m'avait hélé en russe." Les rapports entre les deux hommes sont ainsi fixés d'entrée : de l'estime certes, mais aussi une certaine méfiance voisine du mépris.
Et à leur côté, un jeune homme simple, bienveillant, prompt à s'émerveiller, tel est Philippe LOZERE qui accompagne MORDHOM dans son périple maritime. Lui, le néophyte, garçon de la ville désormais confronté aux éléments, mesure bientôt "l'exacte puissance de son corps à se mouvoir dans l'étendue"; comprend que "le monde était d'une ampleur infinie et d'une substance difficile pour l'homme"; connaît "le prix du soleil, l'interdiction terrible des ténèbres, la magie de l'eau, le sang précieux des nourritures."
Kessel entraîne le trio d'abord dans une traversée mouvementée de la mer rouge et s'avère, à travers le regard de Philippe, le peintre inspiré de la tempête qui les saisit : "Fasciné, le jeune homme, de nouveau accroché au roof, contemplait ces montagnes mouvantes de lumière et d'eau mêlées, traversées de flèches d'or, cette chevauchée énorme et magnifique, qui brassait dans sa furie le soleil, l'écume, l'azur et l'émeraude."
Puis ce sera la traversée de montagnes dont les pièges et les difficultés ne seront pas moindres. Avec, présent à tout instant, le danger qu'il vienne de la nature ou
des hommes comme une épée de Damoclès au-dessus de ces trois vaillants compagnons.
Vous aurez compris que
Joseph Kessel est un immense styliste qui possède un don rare pour décrire la nature, ses splendeurs et ses excès. En contrepoint, il se montre habile à sonder les coeurs et les âmes de ceux qui osent se confronter à elle, à affronter ses périls.
Connu pour être un baroudeur impénitent, un témoin attentif de son temps et un journaliste inspiré,
Kessel, soyez-en sûrs, est avant tout un écrivain, et quel écrivain !