J'avais trop traîné à travers la vie et le peuple nocturnes, aux heures où tout se dénoue, se défait, se dissout, pour ne pas savoir à quelles promiscuités monstrueuses pouvaient mener à la misère, l'étroitesse des logis, l'atonie de la sensibilité, l'alcool, le stupre. Elsa était si faible si friable.
Et comment faut-il donc aimer pour, en même temps, être heureux et rendre heureux?
Quand un être se détruit pour une grande idée ou pour un grand amour, j'ai toujours pensé qu'il a choisi un domaine dont il n'appartient à personne de vouloir le ramener.
La peau était lisse, l'éclat du regard, la vivacité des traits et des mouvements semblaient ceux d'une très jeune femme. Mais il y avait dans la plénitude un peu molle de la chair un aspect de pulpe arrivée à son épanouissement, un caractère fragile, menacé, émouvant, que, seule, à l'ordinaire, donne une maturité toute proche.
Les fantômes ont plus de pouvoir parfois que les êtres vivants.
Quand un être se détruit pour une grande idée ou pour un grand amour, j'ai toujours pensé qu'il a choisi un domaine dont il n'appartient à personne de vouloir le ramener. (p151)
-Bon. Il s'agit de Gilberte. Vous êtes contente, j'espère.
-Attendez, attendez, murmura Elsa avec difficulté. C'est la femme plus âgée que son mari et il la quitte pour une jeune fille... Oui ? Mais c'est une vieille.
-Vous avez dû mal comprendre, dit Anselmet. Elle n'a guère plus de quarante ans.
-L'âge m'est égal, dit Elsa violemment. Si on la quitte, elle fait figure de vieille. Je n'ai pas l’habitude de ces personnages.
Anselmet ne brillait pas par la patience. Il répondit :
"Il y a une glace juste en face de vous, Madame. Ayez l'obligeance de bien vous regarder dedans."
Chacun de nous essayait de deviner ce que l'autre savait de la déchéance d'Elsa. Peu à peu je sentis le regard de l'infirme perdre sa réserve se faire pénétrable, accessible. Il passa de l'expression close par laquelle il s'était jusque-là protégé contre moi à celle d'une adhésion sans détours et d'une sorte de douloureuse complicité :
- Oui tout va bien, répéta Max.
Mais il ajouta en appuyant de façon à donner un sens restrictif à ce qu'il disait :
- Tout va bien entre nous.
Et comment faut-il donc aimer pour, en même temps, être heureux et rendre heureux ?
Une pensée m'avait arrêté soudain : un acte, quel qu'il soit, peut-il se nommer dégradant, s'il est uniquement voué au salut d'autrui ?