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Critique de SZRAMOWO


L’écriture lumineuse, baroque et acide de Khadra s’est mise au service d’un projet ambitieux, démonter, expliquer, décrypter, expliciter, la «mécanique» Mouammar Khadafi.
Comment le jeune berger du Fezzan, devenu lieutenant puis colonel de l’armée libyenne a-t-il accédé au rang de Raïs, de chef suprême, de guide spirituel du peuple libyen, à l’image d’un Nasser, un modèle envié et craint du monde arabe, et la terreur du monde occidental ?
Pour sa démonstration, la plus brillante qui soit, Khadra puise dans les ressources de la psychanalyse. A l’opposé d’une psychanalyse complaisante, d’une psychanalyse de café du commerce, d’une psychanalyse absconse, de celles qui noient le poisson, il construit une psychanalyse revue et corrigée par ses soins, y mettant toute la verve, le talent et le vocabulaire inventif auxquels il nous a habitués. Il passe ainsi en revue :

L’enfance du dictateur bien sûr, et l’influence de cet oncle maternel, un berger, qui le convainc que la lune est son astre :
«(...) il disait, (...) qu’il y avait là-haut un astre pour chaque brave sur terre. Je lui avais demandé de me montrer le mien. Son doigt avait désigné la lune, sans hésitation, comme s’il s’agissait d’une évidence.» (Page 10)
et que lui, Mouammar, est :
«...l’enfant béni du clan des Ghous, celui qui restituerait à la tribu des Khadafas ses épopées oubliées et ses lustres d’antan.» (Page 11)
L’amour contrarié de l’adolescent :
«J’ai contracté ce mal sublime qu’on appelle l’amour à l'école de Sebha, dans le Fezzan tribal. Faten était la fille du directeur. Je lui écrivais des lettres enflammées sans parvenir à lui en glisser une.» (Page 58)
L’humiliation qu’il subit lorsqu’il demande Faten en mariage une fois devenu lieutenant après un passage par le British Army Staff :
«Je suis certain que vous trouverez une fille de votre rang qui vous rendra heureux.» est la réponse du père de Faten devenu un notable suite à un héritage. (Page 63)
Sa vengeance horrible une fois qu’il est devenu l’homme de la Lybie :
«Mes gardes me l’ont ramené un matin. Je l’ai séquestrée durant trois semaines, abusant d’elle à ma convenance. Son mari fut arrêté(...)» Quant à son père, «(...) il sortit un soir se promener ne rentra jamais chez lui.»
«Depuis, toutes les femmes sont à moi.» (Page 64)

Sa garde féminine, ses amazones, est là pour rappeler son attrait et sa détestation des femmes :
«Amira (...) est une femme costaude et alerte, (...) avec une chevelure luxuriante et une poitrine plantureuse. Arrogante mais d’une fidélité indéfectible, je l’autorisais parfois à partager ma couche et mes repas lorsqu’elle était plus jeune.» (Page 55)
«les femmes...j’en ai possédé des centaines.(...) Lorsqu’elles cédaient, terrassées à mes pieds, je prenais conscience de l’étendue de ma souveraineté et mon orgasme supplantait le nirvana.» (Page 57)

Autre détestation que nous confie le dictateur, celle de la culture occidentale :
«En dehors de la musique orientale, je ne suis pas porté sur les arts. (...) Bien sûr, pour faire bonne figure (...) en Occident, il m’arrivait de feindre l’extase devant une fresque ou en écoutant Mozart. (...) Pour moi rien ne vaut la splendeur d’une guitoune déployée au beau milieu du désert et pas une symphonie n’égale le bruissement du vent sur la barkhane.» (Page 61)

Enfin, deux terrible secrets nous sont révélés :
L’addiction du dictateur :
«(Amira) extirpe de la sacoche un petit sachet d’héroïne, déverse son contenu dans une cuillère à soupe, actionne un briquet.» (Page 56)
Son statut d’enfant illégitime révélée brutalement par le commandant Jalal Snoussi qui a pour mission de «casser» le jeune officier jugé par trop remuant :
«Tu es ici parce que le tentacule dans ta bouche est si long qu’on pourrait te pendre avec...» (Page 115)
Humiliation suprême, alors qu’il est pressenti pour une nomination au grade de capitaine, un simple sergent est chargé de lui annoncer :
«Certaines indiscrétions avancent que vous êtes l'enfant naturel d’un Corse nommé Albert Preziosi, un aviateur recueilli et soigné par votre tribu (...) en 1941.» (Pages 118-119)

Ces événements intimes forgent la personnalité obscure de celui qui veut arriver au plus haut tout en faisant rendre gorge à ceux qu’ils l’ont humilié. Mais lui ne se salit pas les mains, il diligente toujours ses nervis :
«(...) tandis que mes officiers fignolaient l’opération coup de poing en l’absence du roi Idriss (...) j’étais dans ma chambre, stressé à mort.» (Page 70)

Comme Jeanne d’Arc, le dictateur est persuadé d’être chargé d’une mission divine. Il entend une voix lui dicter sa conduite :
«A l’école de Sebha, puis à celle de Misrata, mes camarades buvaient mes parles jusqu’à l’ébriété. Ce n’était pas moi qui les ensorcelais avec mes diatribes, mais la Voix qui chantait à travers mon être.» (page 93)
Il se persuade que cette mission efface ses origines incertaines :
«Il m’importait peu de savoir si j’étais le bâtard d’un Corse ou le fils d’un brave .
J'étais ma propre progéniture.
Mon propre géniteur.
J'étais digne de n’être que Moi. (Pages 126-127)

Le roman commence dans la dernière cache du Raïs. Une école désaffectée de la ville de Syrte. Il a abandonné son palais. Il est cerné par les rebelles, accompagné de ses derniers fidèles, qui tous veulent, une dernière fois, lui faire croire qu’une contre offensive préparée par son fils Moutassim est en cours et qu’elle le conduira à nouveau sur le trône.

La cour rapprochée du dictateur s'évertue à lui servir la seule version de la réalité qu’il est en mesure d’accepter, celle qui lui conserve le rôle de frère Guide de la nation libyenne, trahi par une minorité, et dans lequel le peuple croit toujours.

Dans ce huis clos calfeutré, se retrouvent Mansour Dhao le chef de la garde, Amira l’amazone infirmière, Abour Bakr le général des armées, Mostefa l’ordonnance et plus tard juste avant la fuite, le lieutenant-colonel Trid, dans lequel Mouammar Khadafi voit le dernier de ses fidèles, «Ce garçon me subjugue. Il a appris ma propre colère et l’a faite sienne.» (Page 148)
Il est le dernier ami avec lequel il peut parler librement :
Vous avez écrit l’histoire, Raïs.
Faux. C’est l’histoire qui m’a écrit.
(...)Vois-tu, colonel ? Les plus beaux contes de fées, quand ils se réinventent dans d’interminables feuilletons, finissent pas lasser.» (Page 159)
«Ils ne vous ont pas menti. Vous avez effectivement fait d’un archipel de tribu hostiles les unes aux autres une même chair et une même âme. Mais la vérité vraie était ailleurs.
Pourquoi me l’a-t-on cachée ?
Parce qu’elle n’était pas bonne à dire; Monsieur.» (Page 166)

Mais cette lucidité du Raïs n’est que passagère :
«J’étais Moïse descendant de la montagne, un livre vert en guise de tablette.» (Page 173)
«Comment a-t-on osé me frapper dans le dos ?»
«Si c’était à refaire, j’exterminerais la moitié de la nation.» (page 175)

Khadra développe à nouveau dans ce roman un thème qui lui est cher, une affirmation présente dans les quatre romans du quatuor algérien, cette idée selon laquelle les dirigeants en Algérie sont des bergers devenus des élites et considérent toujours le peuple comme leur cheptel. Khadafi fait de même :
«Le lieutenant-colonel Trid avait raison, le peuple est un cheptel.» (Page 175)
Mouammar Khadafi est lui aussi un berger monté en graine. Face à ses homologues des pays arabes, il lâche dans un discours :
«Il y a trois cent cinquante millions de têtes de moutons ! » (Page 148)
Le berger est le seul référent des brebis, qui acceptent sa loi, même lorsqu’elle se traduit par des coups de bâton ou des morsures du chien de troupeau. Parfois, il arrive qu’elles se rebellent :
«Toutefois, j’étais ravi de voir Ben Ali contesté par son cheptel.» (Page 42)
«Que s’est-il passé pour que les agneaux se changent en hyène, pour que les enfants décident de manger leur père?...» (Page 84)

Le dictateur ne comprend pas le revirement de son peuple et surtout ne comprend pas les revirements des nations occidentales alliés aux pays arabes dans une coalition qui a pour but de le démettre :
«On m’a autorisé à dresser ma tente sur la pelouse de Paris en pardonnant ma muflerie et en fermant les yeux sur mes «monstruosités». Et aujourd’hui on me traite comme un vulgaire gibier de potence évadé du pénitencier.» (Page 155)

Jusqu’au bout, alors que sa fin est proche, il restera le Raïs, s’adressant directement et seulement à Dieu :
«(...) pardonne-leur leurs offenses comme je les leur pardonne, car ils ne savent pas ce qu’ils font...» (Page 204)

Le récit est émaillé de ces formules qui, pour notre plus grand plaisir, sont la signature du style Khadra :
«Les révoltes arabes m’on toujours barbé, un peu comme les montagnes qui accouchent d’un souris.» (Page 43)
«La seule chose précieuse qui te reste en ce monde est ta tête, et elle ne vaut pas un radis.» (Page 109)
«On peut toujours prêcher dans le désert mais on ne sème pas dans le sable.» (Page 149)
«Entre la hantise du péché et les affres de la trahison, il y a moins d’un millimètre d’interstice.» (Page 155)
«Je ne comprendrais jamais comment certains font passer la résignation pour de l’humilité.» (Page 162)
«Sans la sang, le trône est un échafaud potentiel.» (Page 165)

Un livre admirable !
A lire à tout prix !
Lien : http://desecrits.blog.lemond..
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