Vivre te soit bonheur ! Cent un quatrains de libre pensée

Du coeur de la sombre terre
à l'orbite de Saturne
J'ai percé tous les mystères
Du temps et de la nature;
J'ai denoué par l'effort
De mon esprit tous les noeuds,
Tous, sur terre et dans les cieux,
Sauf un, celui de la mort. (p.38)

Ah, que de siècles sans nous
le monde continuera,
Sans nul souvenir de nous
ni vestige de nos pas !
Avant notre venue rien
ne manquait à l'univers ;
Après notre heure dernière
rien non plus ne manquera.

Je posai ma lèvre ardente
sur la lèvre du pichet,
Implorant de sa science
le secret d'éternité.
En me rendant ce baiser,
il me dit en confidence:
Bois ; ce monde que tu hantes,
tu n'y reviendras jamais.

Oui, j'ai belle et fière mine,
j'ai la grâce du cyprès,
La fraîcheur de la tulipe,
l'éclat de la rose, mais
Qui donc me dira pourquoi
le Peintre de l'univers,
Dans ce mauvais lieu, la Terre,
a daigné former mes traits ? (p. 62)

Tant d'hommes ont parcouru
le chemin de longue absence !
Un seul est-il revenu
nous en faire confidence ?

Ceux qui s'enivrent, dit-on,
demain seront en enfer ;
C'est incroyable propos
et parole mensongère :
Si buveurs et amoureux
à l'enfer étaient promis,
On verrait le paradis
comme la paume désert !

On nous promet dans le ciel
des houris aux yeux de braise,
Et du vin, du lait, du miel,
pour notre joie et notre aise.
Pourquoi donc d'aimer le vin
et l'amour nous faire honte,
Puisque c'est en fin de compte
ce qu'on nous offre demain ?

«  Je m’aventurai un jour
Dans l’atelier d’un potier
J’y vis le maître à son tour
Assidûment travailler :
Il pétrissait insoucieux,
Pour en former col ou anse ,
Le crâne vide des princes
Et les phalanges des gueux » .
Quelques vers réédités , traduits du Persan.

De ce vert gazon, mon cœur, et de ces fleurs de printemps
Jouis ; une semaine encore a sombré dans le néant.
Bois le vin, cueille la fleur : tandis que tu considères,
La rose devient poussière et la verdure sarment.

Le clair rayon de la lune fend la robe de la nuit;
Bois, heure plus opportune ne se peut que celle-ci.
Prend ton plaisir sans souci: cet astre qui nous éclaire
Déversera sa lumière sur nos tombeaux bien des nuits !