Farhad Khosrokhavar propose un livre de vulgarisation sur les phénomènes, si dramatiquement à la une de l'actualité hexagonale, dit de «
radicalisation ». Il est plus exactement question dans ces pages de sa forme contemporaine constituée par le djihadisme.
La structure de l'ouvrage (une dizaine de chapitres aux volumes fort inégaux) brouillonne, confuse ne permet malheureusement pas de saisir la pensée de l'auteur. L'architecture chaotique, la dispersion des thématiques à l'intérieur même du volume, l'absence de ligne directrice véritable sont révélatrices, non pas d'une hypothétique maladresse du chercheur, mais sans aucun doute possible de sa frilosité quant au traitement d'un concept au contenu, il faut bien l'avouer, extrêmement sensible. Khosrokhavar définit très sommairement la
radicalisation comme « un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d'action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l'ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ». Il ne pousse là qu'une porte déjà grande ouverte, sans précaution aucune, par les « think tanks », les responsables politiques, les médias et le grand public. L'utilisation importante de sources journalistiques au détriment d'une littérature scientifique pourtant riche sur la question, la mobilisation de quelques cas anecdotiques et la restriction du champ d'étude aux seuls attentats (faiblesse des échantillons) n'est pas aussi sans poser problème. Une discussion un tant soit plus sérieuse à propos de ce nouveau paradigme de
radicalisation, qui fait l'objet de si importantes critiques et de débats si houleux dans le champ des sciences sociales, aurait été pourtant, dans le contexte actuel, la très bienvenue.
En brossant à grands traits les vagues terroristes successives dans l'histoire récente et moins récente (anarchisme de la fin XIXe et du début du XXe siècle, gauchisme et extrême-droitisme des années 1970-1980, nationalismes, etc.), Khosrokhavar tente de départiculariser l'hyper-violence djihadisme. L'emploi généralisé du concept de
radicalisation pour qualifier, sans finesse aucune, des évènements violents fondamentalement différents, ne fait que renforcer la confusion entourant le dit concept dans son acception contemporaine. La comparaison-minimisation du nombre de victimes au passif de ces différents groupes clandestins, pour les mêmes raisons, produit les mêmes effets de brouillage. Ces euphémisations chez Khosrokhavar des actes inédits de terroristes dans les catégories de l'histoire ou bien dans celles de la statistique (approximative) sont absolument révélatrices de sa stratégie permanente d'évitement. Les caractérisations psychiatriques des djihadistes lorsqu'il est question d'exclusion, de racisme, et plus largement de social ou de politique – même s'il s'agit là d'une dimension qu'il faudrait subsidiairement explorer – procèdent également chez l'auteur de cette euphémistique générale.
Khosrokhavar rappelle utilement, dans de courts chapitres, les étapes et les mécanismes qui ont participé au surgissement du mouvement djihadiste. L'auteur éclaire les conditions de sa naissance (colonialismes, échec des nationalismes arabes, révolution iranienne, interventionnismes militaires occidentaux destructeurs d'états) ; les modalités de l'internationalisation de sa pensée et de sa doxa (figures de l'islamisme égyptien : Sayyid Qotb et Abd al-Salam Faraj ; « intellectuels » engagés dans les actions terroristes : Oussama Ben Ladan et Ayman al-Zawahiri, Abdallah Azzam, Abu Muhammad al-Maqdisi, Abu Musab al-Suri ; petit intellectuels relais) ; les canaux de sa diffusion (figures charismatiques appartenant aux branches radicales et locales européennes et étatsuniennes du courant salafiste ; rôle d'internet dans l'auto-
radicalisation et la constitution de micro-agrégats).
Khosrokhavar décrit, dans une seconde partie de son ouvrage, les processus de
radicalisation des individus dans le djihadisme. Notamment, il tente de mettre à jour le modèle européen de cette
radicalisation. Il souligne certes les énormes difficultés rencontrées par une fraction de la jeunesse dans un contexte de crise économique qui perdure et de montée abjecte des intolérances qui s'accentue mais il n'en tire jamais véritablement les conséquences. Il montre, comme en passant, les difficultés matérielles et d'intégration de tous ordres, la perte des identités, des repères et de la considération de soi, etc… Il ne met jamais vraiment à jour les processus proprement sociologiques qui expliqueraient les trajectoires de
radicalisation contemporaine. Il préfère parler sans cesse de « sentiment de victimisation », litote psychologisante qui renvoie au mieux les individus à eux-mêmes. Comme si penser la chose qui déplaît équivalait à consacrer la chose qui déplaît, se réduisant à l'impuissance et nous avec lui, l'auteur rejette toute explication systémique. Les sociétés occidentales capitalistes, sans aucun doute pourtant, « fabriquent » leurs propres terroristes. L'adhésion à une cause collective hyper violente, suicidaire, ignoble offre parfois à quelques individus désocialisés et isolés, comme le montre justement Khosrokhavar, l'illusion du dépassement d'un stigmate de marginalisation. La frustration sociale, l'exclusion économique, la stigmatisation culturelle et le malaise identitaire, n'en déplaise à l'auteur, génèrent cependant des blessures bien réelles et des affects tristes. Les idées ne deviennent efficaces, c'est-à-dire n'acquièrent un pouvoir de nous faire quelque chose (nous en pénétrer ou nous y opposer), que de nous arriver chargées d'affects et de s'offrir à nos investissements affectifs. Il en est ainsi du djihadisme, version violente et non discrédité de la religion d'Allah : elle s'offre opportunément aux jeunes générations issues de l'immigration nord-africaine et africaine désocialisées.
En conclusion, Khosrokhavar s'interroge sur les possibilités d'une ingénierie sociale française de dé-
radicalisation capable de déconstruire les systèmes de croyances endossés par les individus dangereux. Il propose, pour mettre fin à ce qu'il qualifie de « violence idéologique », une mise au pas des combattants de la foi accompagnée d'une prise en charge psychologique et théologique à l'anglo-saxonne. Voilà une proposition qui, si elle était retenue, devrait n'effrayer personne et qui, n'en doutons pas, aurait l'efficacité d'un emplâtre sur une jambe de bois. Il faut en effet une certaine dose de naïveté pour croire à la force intrinsèque des idées et un cynisme certain pour proposer un modèle anglais et étasunien failli et qui remet en cause notre système laïque d'intégration. Décidément, la qualité essentielle de cet ouvrage est d'être, sans aucun doute possible et de bout en bout, politiquement correct.