Oui, le shérif adjoint était content de lui. Les services du shérif du comté de San Diego assuraient "le maintien de l'ordre depuis 1850", comme le proclamait le slogan sur le flanc de sa voiture pie, et en ce moment même, par cette belle soirée d'été, Fugate se sentait fier d'apporter une notable contribution à cette notre tradition.
Qu'il en profite. Il serait mort dans une minute.
"Pas de meilleur ami, pas de pire ennemi", telle était la devise de la division des Marines dans laquelle Pennebaker et Walker avaient servi en Irak.
Ah, les pétrins dans lesquels on se fourre !
Alvaro ne renonça pas. Il exhorta ses hommes à continuer, les éclaireurs indigènes suivant les traces de la tribu à travers la montagne jusqu'à ce qu'ils parviennent, au quatrième jour, devant une profonde barranca au fond de laquelle coulait une rivière grondante. Une corde et un pont en bois enjambaient naguère le ravin.
Ils avaient été coupés.
Il n'y avait aucun autre moyen de traverser.
Consumé de rage et de désespoir, Alvaro fixait les cordes qui pendaient au bord du précipice.
Il ne revit jamais son ami.
Les hommes n’aiment pas qu’on leur fasse sentir qu’on n’a pas besoin d’eux.
Il savait qu’El Brujo était toujours là. Et comme à chaque instant de sa vie éveillée, de jour comme de nuit, cette simple pensée faisait naître une tornade au creux de son estomac. Il se tourna de nouveau vers l’écran muet, fixa d’un regard éteint les mêmes images en boucle et songea à la partie de l’événement à laquelle il était le plus sensible : la souffrance que ce raid laisserait derrière lui.
Des veuves et des orphelins. Des parents, des enfants, des collègues qui ne sauraient probablement jamais ce qui était arrivé aux disparus. Des innocents dont la vie allait être changée à jamais
A mesure qu'ils montaient, le froid devenait plus vif. Les Espagnols, habitués à un climat plus chaud, souffraient terriblement. Ils passèrent les journées à lutter contre les pentes rocheuses humides et les nuits à attiser leurs feux de bivouac, jusqu'à ce qu'ils approchent enfin de la forêt dense enveloppant le village où Alvaro avait laissé Eusebio.
A leur surprise, ils découvrirent que les sentiers sinuant entre les arbres étaient barrés par d'énormes troncs manifestement abattus par les indigènes. Craignant une embuscade, le commandant de la troupe ordonna à ses hommes de ralentir l'allure. Après trois semaines d'efforts et de tourments, ils atteignirent le village.
Il n'y avait plus personne.
Les Indiens et Eusebio avaient disparu.
Munie d'arcs, de flèches et de mousquets, la troupe mêlant Espagnols et Indiens grimpa les contreforts de la sierra par des sentiers accidentés, escarpés, couverts d'épais buissons. Les torrents hivernaux avaient coupé les pistes qui serpentaient sur le flanc de la montagne et des branches poussant à l'horizontale en travers du chemin rendaient la progression encore plus difficile. On les avait mis en garde contre les pumas, les jaguars et les ours qui peuplaient la région, mais les seules créatures vivantes qu'ils rencontrèrent furent les vautours voraces zopilotes qui planaient au-dessus d'eux en attendant un banquet sanglant, et les scorpions qui hantaient leur sommeil agité.
Il fallut cinq mois à Alvaro pour faire parvenir un message à l'archevêque et au vice-roi résidant à Mexico, recevoir leur réponse et rassembler ses hommes, de sorte que c'était l'hiver quand il s'aventura de nouveau dans les montagnes à la tête d'une petite armée.