Au cours de cet hiver, tu apprends que chaque personne se fabrique un monde à sa manière. Quelquefois, les détails de ces vies s'expriment sous la forme de modestes cadres éraflés, posés sur un comptoir ou accrochés au mur par un clou tordu.
Tu ne le sais pas encore, mais viendra un moment, un temps relativement proche, où la personne que tu as été te fera l'effet d'un parfait étranger, d'un double irréel exilé au fond de ta mémoire.
La vie nous tue, de toute façon.
Et toi, créature isolée, inutilement compliquée, habitant d'un univers totalement étranger (...). Ce que tu perçois, toi, ce sont des menaces, des désastres, et des horreurs que ces créatures ne pourraient même pas imaginer, le cercle du temps déformé, écrasé, devenu un ruban mince et coupant, rectiligne et uni, dont le fil acéré ne cesse d'éventrer la bulle fragile où tous les animaux courent, chassent et paissent.
La visite du shérif l’avait troublé. Il avait attendu son départ avec beaucoup d’impatience, car une partie de lui persistait à croire que son passé allait le rattraper, l’engloutir comme un fleuve en crue, et que le policier lui révèlerait enfin la véritable raison de sa venue. Peut-être qu’il était à l’abri, maintenant. Que son passé était derrière lui pour de bon et qu’il avait eu tort de s’inquiéter autant, peut-être que le monde de la forêt était clos sur lui-même, coupé de tout ce qu’il avait connu, de tout ce qu’il avait fait.
Tu te redresses, étreignant le corps du rapace. Bill maintient le blouson en place, mais tu vois toujours les serres pointues, effrayantes , et en même temps d'une beauté si parfaite qu'elle te coupe le souffle. Quand tu le déposes sur le hayon, elles raclent le métal en claquant comme les lames d'un couteau.
il ne restait plus de lui qu’une coquille repliée dans la position qui, pour ceux de notre espèce, ouvre et clôture notre séjour sur terre.