En littérature on retrouve habituellement deux sortes de tueurs : d'un côté les psychopathes dont les crimes se nourrissent le plus souvent d'évènements traumatiques liés à l'enfance, pénalement responsables ils sont conscients de leurs actes, organisent méticuleusement leurs crimes, infligent sévices et tortures, enterrent leurs victimes ; de l'autre les psychotiques, qui à l'inverse ne préméditent pas leurs crimes, n'ont pas conscience de leurs actes puisqu'ils répondent à une pulsion violente et désorganisée. Mais alors à quelle catégorie appartient Kim Byeong le narrateur de ce récit ? Je vous avoue qu'au commencement de ma lecture j'avais opté pour la première catégorie, me disant, oui, Kim Byeong est un tueur psychopathe, du moins il l'était, comme on peut l'être quand on découpe en petits morceaux l'amant de sa femme et qu'on le balance dans une porcherie ou que l'on tue froidement la mère de sa fille adoptive mais à l'issue de ma lecture je ne sais plus, je suis pleine de compassion et d'indulgence envers le personnage.
Dans ce récit qui fait moins de 200 pages
Kim Young-ha nous livre les confessions d'un tueur pas comme les autres, il donne la parole à un homme vieillissant et fragilisé par la maladie qui pourrait être votre voisin, votre père, votre grand-père si ce n'est qu'il a commis son premier crime à l'âge de 15 ans en étouffant son géniteur avec un oreiller pour protéger sa mère et sa soeur, prémices d'une pulsion meurtrière qui ne le quittera plus durant près de trente ans.
Mais aujourd'hui Kim Byeong a 70 ans, il aspire à une retraite paisible, l'art de la poésie a remplacé l'art du meurtre depuis près de deux décennies, il ne tue plus, il compose des poèmes, nous cite le Sûtra du Coeur, nous conte Ulysse. Une retraite bien méritée, pourrait-on dire cyniquement, pour celui qui était pris des années durant d'une frénésie de nettoyage et faisait disparaître les cadavres de ses victimes en les enterrant dans le petit bois dont il a la propriété situé juste derrière sa maison en contrebas de la montagne, les cadavres de tous les malheureux qui ont eu la malchance de croiser son chemin, devenus désormais le terreau fertile dont se nourrissent les hauts bambous dont les tiges trônent fièrement vers le ciel comme dans une dernière prière à la mémoire des trépassés dont les meurtres sont restés non élucidés à ce jour, certains ayant même été attribués aux espions nord-coréens dans les années 80.
De ses motivations à tuer nous saurons peu finalement si ce n'est une certaine foi et une certaine recherche du bonheur dans l'acte meurtrier car l'ancien tueur froid et insensible, peu enclin aux remords, perd ses mots, perd peu à peu sa raison d'être et d'exister, il est atteint de la maladie d'Alzheimer qui ronge sournoisement sa mémoire, faisant de lui un être sans passé et sans futur et ce qu'il redoute le plus encore : un être dépendant, un poids pour sa fille adoptive Eun-hee qui ne le reconnait plus et envisage de le placer dans une structure adaptée. Alors pour la première fois de sa vie Kim Byeong doute. Il doute quand il se réveille le matin en un lieu inconnu, il doute quand il cherche le chien de la maison qui n'existe pas, il doute car sa fille fréquente depuis peu un individu louche répondant au nom de Pak Ju-tae qui pourrait bien être le tueur en série qui sévit depuis peu dans la région. évènement qui va le pousser à se battre contre un ennemi silencieux et redoutable qui n'est autre que lui même avec un seul but, chaque jour, celui de parvenir à recoller les morceaux de sa mémoire défaillante qui filent pareils à des petits bouts de papier dans un tourbillon de vent, le laissant sans cesse essoufflé de sa course effrénée à les rattraper.
Un récit sombre empreint d'une belle poésie, duquel parviennent à s'échapper quelques rais de lumière, qui nous est narré sous la forme d'une confession et dont la force réside dans la dualité et le caractère ambigu de son personnage principal qui dès les premières pages nous entraîne avec lui dans un jeu de piste troublant dont les indices et l'itinéraire se brouillent au fur et à mesure que nous progressons dans la lecture. Un juste retour des choses, une punition divine nous dit-il, résigné à accepter son sort. Peut-être bien car semble venu le temps des aveux et de la rédemption.
Bien évidemment le personnage qui m'a touchée dans ce récit n'est pas le tueur impassible qui ne connaît pas le remord mais l'homme fragilisé par la maladie, emmuré dans son présent, peinant à discerner la réalité, semant le trouble et la confusion chez le lecteur qui, arrivé en fin de lecture, n'aspire plus qu'à une seule chose : sortir du brouillard dans lequel il s'est empêtré et voir enfin apparaître la vérité. Mais quelle vérité ? Celle d'un tueur indifférent au sort de ses victimes ou celle d'un homme confus qui n'a plus toute sa raison ?
Un excellent polar noir dont le dénouement est particulièrement réussi, adapté sur grand écran par Won Shin-yeon en 2017 (je visionne le film ce soir) mais surtout une belle réflexion sur la maladie d'Alzheimer que je vous invite vraiment à découvrir.
* Merci à Sandrine (HundredDreams) et à la dame Michka (Mh17) dont les critiques ont motivé ma lecture.