« Il appelait ça un trou dans la réalité. Lalanka et les gobbits, Henry le Rouge et John le Noir, la brume forza… ce n’étaient que des distractions servant à couvrir ce trou comme on couvre un puits avec des planches pour que personne ne tombe dedans. »
Au bout du compte, nous préférons tous l’amer au sucré. C’est notre malédiction.
Trop de sucreries nuisaient à la santé.
Il était temps d’en terminer, mais le vieillard ne regrettait pas d’avoir parlé à son arrière-petit-fils du pot à biscuits de sa mère. Dans le meilleur des cas, Dale considérerait cela comme une fable. Dans le pire, il estimerait que son arrière-grand-papa était gaga. Et était-ce si loin de la vérité ? Le coup que lui avaient donné Buchenwald et Dachau l’avait laissé tout tordu, et il ne s’était jamais vraiment remis. Pourtant, il avait fait de son mieux à sa petite échelle : se porter volontaire pour travailler à la soupe populaire municipale, aider des enfants issus de foyers pauvres ou brisés – ou les deux –, afin de redresser quelques torts. Il pensait toujours que ces choses-là avaient compté ; même deux piécettes dans le chapeau retourné d’un clochard comptaient.
Il se répéta que les Royaumes de l’Ouest n’existaient pas, qu’il était trop vieux pour croire à de telles fables. Le pot à biscuits était prodigieux, on ne pouvait le nier, mais les prodiges sont effrayants, et celui-là avait été assez puissant pour faire perdre l’esprit à sa mère. Si Rhett le permettait, il en irait de même pour lui, particulièrement alors que la guerre était sur le point de l’avaler.
L’idée de partir à la guerre ne l’exaltait pas, ne lui inspirait aucun frisson, seulement un pessimisme qui confinait à la prémonition. Il était sûr d’être envoyé outre-mer, puis, quand l’inévitable débarquement aurait lieu – peut-être en 1944, peut-être pas avant 1945 ou 1946 –, d’être affecté à la toute première vague d’assaut et fauché par les mitrailleuses ennemies avant d’avoir même cessé de patauger. Il voyait pour de bon son corps se balancer d’avant en arrière entre les vagues, flottant sur le ventre, les bras écartés.
Hitler commençait alors à dominer l’actualité, et la carte publiée à la une du journal semblait chaque jour comporter plus de croix gammées nazies. L’Europe avait presque disparu, l’Angleterre allait suivre.
Le père Noël n’existe pas, les gobbits et la brume forza non plus, Rhett. Rien de tout ça n’est réel. La carte est sortie de son imagination.
Son état empirait. Elle parlait d’autres mondes, juste à côté du nôtre, et des races étrangères qui y vivaient. Elle racontait que quelque chose la cherchait pour lui faire du mal. Cela s’adressait à elle par l’intermédiaire de l’installation électrique, à l’en croire : la nuit, elle dévissait toutes les ampoules et posait des cartes à jouer contre les prises. Elle disait que leur dos en celluloïd était très efficace pour arrêter la voix. Mais, ensuite, elle éclatait de rire, comme si tout ça n’était qu’une grosse blague.
La folie est moins dangereuse quand elle n’est pas enregistrée.