Chacun de nous a son petit panthéon des livres qui l'ont marqué, et j'aime puiser dans le mien pour mes critiques multiples de cent. Pour la trois-centième, j'en appelle à
Kipling ! J'ai toujours aimé ses nouvelles indiennes, mais ce recueil-ci comporte peut-être les plus abouties. Comme toujours, on peut les classer en trois catégories : celles qui ne parlent que des indigènes, celles qui ne parlent que des européens, et celles qui traitent de la complexité des rencontres entre les deux.
Les européens, avec leur technologie et leurs infrastructures, n'hésitent pas à mettre leurs grands pieds et leurs piles de ponts dans le lit sacré du Gange. Furieux, celui-ci a déchainé toute la puissance de sa crue… Mais le pont a tenu ! Perplexes, les dieux se demandent que faire. Kali, comme toujours, veut tuer. Ganesh constate que, grâce à ces ponts et ces chemins de fer, ses marchands sont de plus en plus gras et lui brûlent toujours plus d'encens. Hanuman s'amuse de leurs efforts. Bairon, le dieu des populaces, est ivre. Mais il manque encore Krishna le bien-aimé, le prince-berger, le dieu des amoureux…
Dans d'autres nouvelles, la rencontre entre les deux mondes est terrifiante. Comme pour cet homme qui met un éperon dans son lit la nuit, car s'il s'endort quelque chose l'attend dans ses rêves… Mais même la réalité prosaïque peut être éprouvante. Quand les famines se propagent, comptables et ingénieurs du service des eaux se retrouvent à mener des chariots de grains à des milliers de squelettes humains, puis à les ramener chargés d'enfants abandonnés. C'est que l'Inde est dure, comme vous le dirait Petit Toobrah, orphelin abandonné par son frère ainé, qui a poussé leur petite soeur aveugle dans un puit car cela valait mieux pour elle que de mourir de faim…
Mais parfois aussi l'amour s'en mêle, empruntant les chemins les plus tordus et les plus tortueux jusqu'aux petites villes de garnison où l'on tue le temps à coup de polo et d'exercices militaires. Parfois il ramènera un jeune officier vers les rivages verdoyants de la Vieille Angleterre, parfois il fixera dans quelque village du Ladakh un irlandais teigneux, qui engendrera toute une lignée de petits tibétains roux au caractère joyeux et rebelle.
Histoires d'européens qui ne connaissaient que leur cher Yorkshire ou Surrey, brutalement transplantés et saisis par l'immensité et la diversité de cette Inde brûlante et multiforme. La politique n'est pas leur fait. Ils construisent leurs ponts ou leurs canaux, et essayent de s'adapter au monde qui les entoure.