Etoiles Notabénistes : *****
Die Nacht der Generale
Traduction : Pierre Kamnintzer
ISBN ; Non usité à l'époque (Edition J'ai Lu - 1965)
Avant tout, je tiens à prévenir tous ceux qui tomberaient sur la même édition que l'exemplaire que j'en possède se singularise par un nombre de coquilles plus élevé qu'à l'habitude. Ce qui peut parfois agacer. ;o)
Ce roman de
H. H. Kirst, par ailleurs créateur du caporal Asch et auteur de "
La Fabrique des Officiers", a donné naissance à un film d'Anatole Litvatk qui, si mes souvenirs sont bons, date de 1967 et vaut essentiellement par l'interprétation, glaciale, imposante, dérangeante parfois et bien dans le ton du roman, de Peter O'Toole dans le rôle du général Tanz. Hollywood oblige, le film s'attarde complaisamment sur l'intrigue criminelle - l'assassinat, particulièrement sadique, de prostituées en temps de guerre. Les cinéphiles préféreront sans doute le conflit qui oppose le personnage joué par O'Toole à celui interprété par Omar Sharif. Là encore, O'Toole domine.
Le roman, lui, apparaîtra sans conteste à la fois plus subtil ainsi que plus ambitieux. Au reste, il est plus que jamais d'actualité. Il possède même une sorte d'intemporalité dont Kirst, qui espérait sans nul doute avoir assisté à la "der des der", n'avait peut-être pas conscience. L'auteur a pour volonté évidente de démontrer que la guerre est, pour tout être humain, et en particulier les individus de sexe mâle, l'occasion rêvée de donner libre cours à leur sadisme. Mais Kirst n'entend pas par là le sadisme occasionnel, cette manifestation de notre personnalité qui gît au plus secret de notre cerveau reptilien et que la folie du sang et du combat est capable de réveiller chez le plus pacifique des hommes (et la plus douce des femmes). Non, ce qui l'intéresse, c'est le sadisme pathologique qui, pour une raison ou pour une autre, a émigré du cerveau reptilien vers des zones de plus en plus étendues du cerveau tout entier. Ce qui se résume à ceci : rien ne vaut la guerre pour les psychopathes, qu'il s'agisse du menu fretin ou, comme ici, d'une haute personnalité, par ailleurs, stratège impeccable et combattant valeureux.
Le premier meurtre recensé par les Services de Sécurité allemands se déroule à Varsovie, en 1942. La victime : une prostituée qui cherchait à survivre. L'assassin ? Ah ! là, c'est plus compliqué. On sait qu'il était seul et l'on a écarté les souteneurs et les gens de la pègre. de fil en aiguille, l'enquêteur Grau, alors major, resserre sa nasse autour de sept généraux. Parmi ceux-ci, quatre ont des alibis en béton armé. Ne restent plus que le général von Seydlitz-Gabler (Herbert de son petit nom, comme ne cesse de l'appeler sa tendre épouse, Wilhelmina ), un militaire de la vieille école et qui est toujours, ainsi qu'il le souligne plus d'une fois avec une finesse qu'on n'attendrait guère du personnage, "au service de l'Allemagne" (vous noterez la différence, qui lui permettra, malgré son passé au service du Führer, de retomber très habilement sur ses bottes en RFA) ; le général Kahlenberge, spécialisé dans les relations entre les divers services de sécurité militaire (et policière), un chauve élégant, sarcastique et qui goûte une joie sans mélange à son rôle d'éminence grise ; et enfin le général Tanz, raide et droit comme la Justice incarnée, chef de la division Nibelungen, adoré jusqu'au fanatisme par certains ses soldats, haï par d'autres - au point qu'ils aimeraient bien le voir rester sur le champ de bataille - en raison de ses manies obsessionnelles, de son caractère impitoyable et du manque total d'empathie dont il semble souffrir. Tanz sera d'ailleurs l'un des responsables de l'opération de "nettoyage" du Ghetto de Varsovie.
Mais le goût pour l'alcool et la pleutrerie de von Seydlitz-Gabler, la jouissance de tirer les fils de ceux que, quel que soit leur grade, il ne considère que comme des pantins qui caractérise Kahlenberge et enfin la personnalité, indéniablement charismatique mais tout aussi sombre de Tanz, ne suffisent pas à déterminer avec exactitude lequel des trois est l'auteur du crime ...
Et il en sera de même lorsqu'un nouvel assassinat est commis, cette fois en juillet 1944, alors que les trois généraux sont réunis par le hasard à Paris. de même que la liquidation de Varsovie et de son Ghetto servait de toile de fond au premier assassinat, le second prend place en plein complot de certains généraux contre Hitler. Kahlenberge eût souhaité voir y participer von Seydlitz-Gabler, lequel, toujours prudent, élude avec une grâce éléphantesque des appels du pied aussi compromettants. Demander la même chose à Tanz serait par contre tout à fait impossible. D'ailleurs, en ce moment, le général n'est pas en service mais en vacances dans la capitale française. Ce bourreau de travail a en effet été sommé par ses chefs de prendre un peu de repos. le lecteur réalise alors que Tanz, bien que dûment cité en exemple sur le plan du courage et de l'intelligence au combat, est aussi l'objet d'une étrange sollicitude de la part de l'Etat-Major suprême dont les membres, représentés ici par le colonel Sandauer, semblent toujours redouter plus ou moins qu'il ne "craque" et ne se mette à se comporter de façon excentrique ...
Bizarre, c'est plutôt le mot qu'appliquerait à Tanz son nouvel ordonnance, le caporal Hartmann qui, entre parenthèses, entretient depuis Varsovie, avec Ulrike von Seydlitz-Gabler, une correspondance amoureuse suivie et la rejoint désormais à Paris dans des "caves" plus ou moins branchées, comme on ne le disait pas encore à cette époque. Bizarre, difficilement compréhensible, voire inquiétant et peut-être même malade ...
En entrant aux ordres de Tanz pendant le temps de congé de celui-ci, Hartmann ne sait pas qu'il met alors son avenir en jeu. Pas plus que Tanz, de son côté, ne sait qu'il vient de rencontrer le grain de sable qui, à long terme, le conduira à sa perte ...
Je ne vous raconterai pas le reste de l'intrigue. Ce qu'il est important de retenir de ce livre, c'est la démonstration qu'a tentée, avec plus ou moins de réussite, d'y faire Kirst : son Général Tanz est une personnification de la Guerre et, bien qu'il n'appartienne pas à la S. S., de la Guerre dans tout ce qu'elle a de plus atroce et de plus pervers, c'est-à-dire lorsqu'elle perd complètement la raison. L'auteur nous met en garde car, des Tanz, il est clair qu'il y en a toujours eu et qu'ils n'ont pas été le monopole de l'Allemagne nazie.
Mais le pire, c'est qu'il y en aura encore et encore. Efficaces, d'un sang-froid à toute épreuve, souvent plus intelligents que le commun de la troupe, n'hésitant pas à montrer l'exemple par leur courage du moment qu'il s'agit de tuer l'ennemi, goûtant à l'acte de mort non pas le soulagement en quelque sorte "normal" que peut ressentir un adversaire voyant s'écrouler devant lui ceux qui risquent de l'emporter sur l'avancée ou la défense de sa patrie, mais la volupté immense et à mille lieues de toute contingence humaine de tuer et de tuer encore pour le seul plaisir, en s'abritant derrière un uniforme et une idéologie dont, en réalité, ils ne se soucient absolument pas, ces gens-là ne sont que des psychopathes qui, sans la guerre, auraient sans nul doute trouver un autre moyen de céder à la seule passion qui les anime : voir couler le sang, faire le mal, entailler et découper le plus profondément possible. La Guerre les attire comme un cadavre attire les vautours. La Guerre les protège et les absout sans en avoir conscience ou, pire, en détournant les yeux de leurs actes tant que ceux-ci peuvent la servir. Que de parfaits innocents, qui ne sont pas des combattants ou des ennemis à proprement parler, en fassent aussi les frais, cela n'est grave ni pour la Guerre, cette abstraction qui agit pour
L Histoire, ni pour ceux qui la déclarent et la dirigent et qui, eux, malheureusement, sont bel et bien des humains comme vous et moi.
Certes, de temps en temps, s'élèvent, pour essayer de contrer ces psychopathes privilégiés, des hommes comme Grau (récompense : une balle dans la tête), comme Kahlenberge ou encore comme Hartmann, bien sûr. Mais, dans ce tourbillon qu'est la Guerre, combien de psychopathes comme celui dont vous avez deviné le nom (je vous signale que celui-ci est révélé dès l'assassinat de Paris) échappent aux mailles du filet et filent se chercher un nouvel abri, quelque part, là-bas, dans l'un des coins de ce monde où, si la Guerre s'est endormie pour un temps, la Corruption la plus absolue peut les protéger avec autant d'efficacité et leur permettre de s'adonner, encore et toujours, à leur obsession de tuerie et de torture ? ...
La prose de Kirst n'est peut-être pas à la hauteur de l'ambition qu'il avait pour son roman. Il n'en parvient pas moins à nous faire passer le message - un message qui ne cessera jamais d'être d'actualité. Bonne lecture ! ;o)