«Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.»
Marcel Proust
Si les souvenirs constituent l'une des sources les plus fécondes de l'imagination littéraire, encore faut-il pouvoir les trier, les ordonner, afin que tout ne s'embrouille ou ne s'emmêle comme dans ces vieillies boîtes en carton sentant le renfermé, où nous stockons pêle-mêle, toutes époques confondues, photos, faire-part, cartes postales ou bouts de papier griffonnés, quelquefois tracés par des mains dont l'identité aura été complètement effacée de notre mémoire.
Pour lui servir de chemin de fer à ses souvenirs d'enfance, Andréa Sam, le narrateur de "
Jardin, Cendre" choisit l'image de son père, Edouard Sam.
«Figure géniale», «visionnaire et prophète», la seule évocation de «sa puissante présence, son autorité et même son nom, ses fameux réquisitoires» lui suffirait à «maintenir dans un cadre solide la trame du récit, de ce récit où les fruits pourrissent lentement, foulés aux pieds, écrasés par la pression du souvenir, alourdis par leurs sucs.»
Personnage romanesque par excellence, doué d'une ingéniosité et d'une exaltation verbeuses hors pair, séducteur invétéré toujours en quête d'auditoire, rutilant et chimérique, idéaliste aux tendances messianiques et libre-penseur, auteur d'un guide d'itinéraires de transport ubuesque et interminable du fait de son ambition démesurée à le transformer en «oeuvre totale», mais par ailleurs alcoolique et bipolaire aussi, sujet à des impulsions violentes, à des périodes d'apathie profonde, imprévisible et égoïste, Edouard Sam est un père absent, incapable d'assurer régulièrement son rôle ou d'apporter à sa famille une quelconque stabilité matérielle ou affective.
Remémorant les années difficiles de pérégrination entre l'ancienne Yougoslavie et la Hongrie pendant la deuxième guerre mondiale, ayant culminé en 1942 par le départ définitif de son père - juif hongrois contraint dans un premier temps à s'exiler dans le ghetto, puis probablement déporté par la suite, disparu en tout cas à tout jamais sans laisser la moindre trace - le narrateur, double fictionnel de
Danilo Kis, ne cherche pourtant à aucun moment «à se plaindre de la vie».
L'essentiel de son entreprise réside au contraire à faire ressurgir par «ce processus de galvanoplastie qui revêt choses et visages d'une fine couche de dorure et d'un noble dépôt de patine», l'héritage de poétique dérision légué par ce père fantasque auquel rien ne pouvait être opposé ou refusé. Mimant ainsi à merveille la liberté de création et le magnifique dédain que ce dernier avait toujours manifesté envers l'absurdité guidant la plupart du temps le destin du monde, les idéologies triomphantes et le matérialisme stupide qui fauchent les vies et les rêves des hommes, "
Jardin, Cendre" se situe aux antipodes d'un récit qui, tout à fait légitimement d'ailleurs, aurait pu être assombri par les traumatismes de l'enfance vécus par son narrateur, les séparations précoces, l'exil, la misère et la faim engendrées par la guerre, ou le deuil impossible de son père disparu.
Danilo Kis aura réussi, en outre, avec une grâce infinie et une maîtrise absolument sidérante, à enjamber l'espace entre le récit d'inspiration autobiographique et celui de la conception d'une mythologie personnelle, fictionnelle et flamboyante, et à s'y maintenir en suspension, en partie probablement du fait de ces mêmes penchants «aux exagérations lyriques» que son narrateur-personnage avoue avoir lui aussi chéri depuis sa plus tendre enfance.
Si la « cendre » du titre pourrait bien renvoyer au récit de l'effondrement progressif d'un univers d'enfant et d'une famille faisant face à une situation de privations et de misères de plus en plus difficiles à supporter, fuyant sans répit la persécution d'un des leurs (la père seul était juif, la mère, tout comme leurs enfants, étant chrétienne orthodoxe), c'est pourtant le «jardin» qui, par l'oeuvre de l'imagination fertile du narrateur sera ici restauré, faisant renaître des cendres du passé la verdure atemporelle et transcendante des premières expériences sensorielles et sensuelles, la découverte de soi et du monde, rhizomes précieux et universels qui, quoi qu'on aura vécu par la suite, seront restés inchangés enfouis sous le brûlis et susceptibles d'être à nouveau fertilisés.
Après les avoir exhumés comme des images jaunies d'une vieille boîte en carton, le narrateur préfère donc extraire de ses souvenirs leurs couleurs et tessitures, leurs saveurs et leurs parfums, plutôt que de déplorer les ruines d'un passé douloureux. Il ne se lamentera pas, ne cherchera aucunement à susciter la compassion ou les pleurs, ne souhaitera recevoir ni fleurs ni couronnes de la part de son lecteur. Toute la magie ensorcelante de ce texte d'une beauté scandaleusement déployée provient de la décision prise par le narrateur, au moment où, lâchant prise de tout souci de réalisme ou de dolorisme, il déclarera: « Je vais faire un tas de toutes ces cartes postales, de cette époque pleine d'un éclat désuet et romantique, je mêlerai mes cartes et puis j'en ferai une patience pour les lecteurs qui aiment les patiences et l'ivresse, qui aiment les couleurs chaudes et le vertige».
Danilo Kis, lui aussi, est né d'une mère orthodoxe monténégrine, et d'un père juif de langue hongroise. Il fut visiblement très marqué à son jeune âge par la disparition d'une partie de sa famille paternelle, déportée à Auschwitz.
JARDIN, CENDRE est le premier volume d'une trilogie inspirée par sa famille, écrite et publiée comme la quasi-totalité de son oeuvre, en France, où il s'était installé dès 1962. Sa double origine, ainsi que sa double inscription linguistique (serbo-croate, hongroise) et religieuse (juive, orthodoxe), la rupture radicale avec le régime dictatorial implanté dans son pays dans l'après-guerre et son installation définitive en France, sont certainement des éléments déterminants ayant contribué largement à forger l'admirable ouverture de sa pensée, l'incroyable liberté de ton de son style littéraire, l'originalité de sa sensibilité de
Homo Poeticus (titre qu'il a donné à un recueil de ses essais) et enfin, le regard acerbe qu'il portera sur toutes les formes de dogmatisme ou d'exercice autoritaire de pouvoir. Considéré comme un des auteurs majeurs de la littérature de langue serbo-croate d'après-guerre, salué par
Milan Kundera et
Susan Sontag, l'écrivain
Piotr Rawicz qu'il avait fréquenté à Paris, disait à propos de lui : "Je ne connais personne avant lui qui aurait tenté d'aborder ce sujet immense, le destin juif sous Hitler, avec les seules armes dignes d'un poète : la maitrise souveraine du langage, saisir les tripes mêmes de l'être, saisir et montrer le génie du devenir, d'un devenir psychologique, historique, anthropologique".
JARDIN, CENDRE est un roman merveilleusement réussi, parcouru par une plume à fleur de peau et par une recherche de beauté omniprésente, dépourvue cependant de toute prétention esthétisante factice ou stérile. Au contraire, les mots du narrateur se savourent comme des biscuits au pavot sortis juste du four, les souvenirs s'ouvrent ici comme des fruits mûrs à notre fin odorat de lecteurs et les sentiments s'étalent devant nous en technicolor et en une multitude de teintes subtiles, jamais en gris.
Comme souvent chez
Proust, l'affleurement du souvenir est pour le narrateur de
JARDIN, CENDRE «couronné d'un écho lumineux» résultant de son long séjour «dans le puissant fixateur lyrique de l'oubli».
Danilo Kis ne serait pas pour autant un auteur «proustien», ou
JARDIN, CENDRE une lecture «proustienne». Il s'agit plutôt d'échos à une certaine démarche de la souvenance magnifiée par
Proust que je retrouve ici, me renvoyant à d'autres souvenirs personnels de lecture et à des sensations que j'y avais associées. Des échos, on pourrait d'ailleurs en trouver bien d'autres dans une oeuvre aussi riche que
JARDIN, CENDRE, marquée par une aussi remarquable liberté de création: aux inventaires d'un Perec, par exemple, au réalisme magique propre à une certaine littérature yiddish, ou encore aux atmosphères colorées particulières qui se dégagent de l'oeuvre picturale d'un Chagall...
Une lecture qui m'a, vous l'aurez certainement compris, complètement ébloui!
PS : Grand merci à Dan (Dandine), qui m'a amené par son enthousiasme et sa brillante critique de ce livre à découvrir ce magnifique auteur.