Une ode à l’amitié et à la liberté, un hymne à la création, à l’art et à la culture qui nous délivrent du temps et du réel : Le Papillon est un livre rare, il nous rappelle que le temps est d’autant plus précieux que nous sommes provisoires, qu’il est impératif de s’éveiller à la vie et de « séduire le soleil ».
Je peux être discret et maladroit lorsqu’il s’agit de parler de livres dont la lecture m’a saisi. Comme s’ils prenaient corps avec moi, ils maintiennent vive ma sensibilité, et mon rapport à eux devient presque sacré. J’ai relu Le Papillon d’Andrus Kivirähk. Cela faisait longtemps qu’un texte ne s’était pas emparé, immédiatement, de ma chair. Je ne m’attendais pas à une envolée lyrique, ce n’est pas le style de l’auteur. Lire Le Papillon, c’est avant tout fermer les yeux sur soi-même et écouter, humblement, l’histoire d’un homme qui s’est toujours défendu, avec pudeur, contre ce que la vie a de mortifère et de vulgaire.
Tant de personnes ont lu, ont aimé et ont écrit sur le chef-d’œuvre de l’auteur, L’homme qui savait la langue des serpents. Après Les Groseilles de novembre, les éditions du Tripode et la traduction de Jean-Pascal Ollivry nous permettent de découvrir le premier roman de l’écrivain estonien le plus populaire du XXe siècle. Le Papillon a été publié en 1999, Kivirähk n’avait pas encore trente ans.
Avec Ali Zamir (Anguille sous roche, Le Tripode, 2016), la parole était portée par Anguille, une jeune fille qui, se noyant en voulant rejoindre Mayotte depuis l’île d’Anjouan, sent le besoin de témoigner et de se rappeler sa vie, son émancipation. L’auteur a eu recours à un procédé implacable : une sorte de plan-séquence rétrospectif, marqué dans le texte par une ponctuation et un rythme qui produisent l’expérience même de l’étouffement.
Avec Andrus Kivirähk, le narrateur est déjà mort, lui a tout son temps pour choisir la manière de raconter son histoire. Le vieillard défunt s’appelle August Michelson, il est là pour nous raconter la naissance et la vie d’un théâtre, l’Estonia, et de sa troupe tout au long de la première moitié du XXe siècle alors que la Modernité, thème important chez Kivirähk, s’impose.
Ce qui est profondément touchant dans ce récit, c’est ce mélange d’amour, de merveilleux, de batifolage et de nostalgie. C’est sa douceur, sa sincérité et sa spiritualité. Je sais que c’est un texte important pour moi car sa lecture a convoqué de nombreuses images et des références qui me sont chères. J’ai revu tout à la fois la scène finale de The House du cinéaste lituanien Sharunas Bartas, le ton de Romain Gary, la vie de Tonio Kröger et de Niels Lyne, la baleine de Krasznahorkai et, par là même, la scène d’ouverture des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr. Le Papillon, c’est un premier roman d’une richesse aussi nette que sa modestie. S’il impressionne le lecteur français qui a, ou non, commencé par ses deux grandes œuvres, c’est que son premier roman ne peut être que du Kivirähk et préfigure l’œuvre en cours d’un écrivain majeur.
De la demi-douzaine de comédiens et comédiennes de la troupe, nous ne savons rien, sinon leur prénom, leur chagrin, leur joie, leur espoir. Ils avancent avec leur fragilité, leur sensibilité, leur sagesse, ils débordent d’obstination et d’amour. Ils surpassent les épreuves. On est frappé par la douceur de leur folie. Cette troupe est l’enfant d’une génération marquée par une sensiblerie sans limites, vivant avec autant d’indépendance que d’opiniâtreté. Ils sont artistes, comédiens, danseurs, leur attitude passe pour révolutionnaire car ils ne se dotent d’aucun titre, ils ne se disent pas « professionnels ». Ils ont le goût des choses inutiles et des actions gratuites. Le théâtre et la satire leur donnent la force de vivre. Indifférents vis-à-vis de leur propre destin, la troupe est une « gaieté fiévreuse ». Dignes, ils ne prétendent pas avoir l’étoffe des héros mais voilà : « le théâtre devait continuer, les représentations devaient avoir lieu – voilà ce qui était clair, et s’il fallait pousser notre dernier soupir dans l’accomplissement de cette tâche (…) qu’il en soit ainsi. »
Qu’importe les conditions matérielles ! C’est d’autant plus fort pour la troupe de l’Estonia de jouer avec un décor chaotique, obscur et froid, où les chandelles tenues à la main prennent le rôle de l’éclat de soleil. Qu’importe la Première guerre mondiale ! qu’importe la taille de la flamme ! les feux de la rampe doivent briller. Il s’agit de réchauffer les cœurs et maintenir vivants ceux qui sont encore debout, ceux qui n’ont pas vu leur abdomen déchiré par une baïonnette. Le théâtre devient un hôpital pendant la Grande guerre, comme si la culture, l’art, la création sont un lieu fait pour les infirmes, infirmes de la vie qui se débattent avec la mort. La troupe prendra le chemin de la campagne, insouciante, hommes et femmes s’accommodant d’une même intimité que l’on ne nous dévoile pas, passant dans les villages et provoquant à la fois de l’admiration et une inquiétude, tels des « souverains antiques » ou des saltimbanques venus de la ville. Ils apportent l’extraordinaire et l’indicible. Ils repartent, laissant aux villageois un quotidien amer. Le Papillon est également un bijou d’humour (très touchant, lisez le passage des auditions !) et un recueil de farces. Il s’agit de rire, de soi et de nos conditions, s’offrir à la légèreté pour ne pas tomber dans les tourments du siècle.
Poésie de l’insaisissable, l’auteur joue avec nous, il ne nous dicte rien mais nous propose de jouer. Au fil de l’histoire, on monte sur les planches, on quitte notre rôle de lecteur-spectateur. En jouant avec la vérité et le mensonge, l’irréel et l’allégorie, il questionne nos rapports au merveilleux. C’est un auteur qui ne se suffit pas de la vérité, il voit plus loin, au-delà de ce qu’elle a de banal et de rarement joli, pour lui elle est trop encombrante.
Entre le merveilleux et l’allégorie, deux forces antagonistes s’opposent. Cette tension est incarnée par Erika, la femme du narrateur, le « Papillon » de l’Estonia, et le chien gris, figure allégorique, qui est le monstre du temps, de l’ignorance, du conformisme, de la résignation, de l’aliénation, du quotidien vulgaire et de l’oppression politique.
D’un côté, l’âme et le « talisman » de la troupe : « Erika s’envolait toujours plus loin, se posait sur une fleur, plongeait sur une autre, se laissait porter par le vent. Puis, brusquement, elle changea de direction ; un beau jour, je fus la fleur qu’elle choisit et sur laquelle elle se posa, après quoi elle referma ses ailes. »
De l’autre, la menace, la mort, qui s’expriment : « Vous menez plusieurs existences à la fois, alors que des vies, il y en a déjà beaucoup trop de par le monde et que toute mon énergie passe à les tailler, à les réduire, à les comprimer. » – Nous leur donnons de l’espoir, répondis-je. – C’est exactement pour ça que je vous hais ».
« Une illusion, de part en part, voilà ce qu’était cette vie que nous montrions sur scène : une illusion de toute beauté ! Si quelqu’un mourait, c’était élégamment, dans son lit, dispensant aux pleureurs rassemblés autour de lui quelques paroles édifiantes et pardonnant à ses ennemis le mal qu’ils lui avaient fait ; aucune bombe ne réduisait qui que ce soit en miettes, personne ne hurlait au fond d’une tranchée, en proie à une cruelle agonie. Il est facile de comprendre pourquoi le chien gris courait autour du bâtiment en glapissant férocement et pourquoi, lorsqu’il apercevait un comédien, ses poils se dressaient sur son échine. Derrière les murs de l’Estonia, on vivait une vie qui ne se pliait pas à ses lois ; c’était une tour d’ivoire, pour l’escalade de laquelle ses griffes s’avéraient trop émoussées. C’était une citadelle. »
« C’était une citadelle » :le ton change, la réflexion s’ouvre. La réalité sociale et politique s’immisce violemment dans la dernière partie du roman. La question qui passe au premier plan est : l’art est-il soluble dans la révolution ? La culture doit-elle être au service du pouvoir ? Le vernis de naïveté avec lequel nous menions notre lecture se renverse.
Michelson se débarrasse de la trame narrative en éclatant le sens de la chronologie. Nous apprenons précipitamment que le fils de Michelson et d’Erika, Hans, est tué au cours de la Deuxième guerre mondiale. Le narrateur meurt à petit feu, ne demeurant « qu’un portemanteau auquel on suspendait de temps à autre des habits prétentieux et qui prononçait sur scène les mots mis par l’auteur dans la bouche d’un duc ou d’un baron, car il n’avait plus de mots à lui, il n’avait plus rien à dire depuis qu’on lui avait enlevé, pour toujours, la possibilité de dire « mon fils ». » Nous apprenons qu’Erika a déjà péri, victime du chien gris en 1918. Au milieu des bombardements, l’Estonia s’effondre en 1944 dans un incendie. Quant à Michelson, il s’est éteint en 1951.
Au cœur de son introspection, de ses doutes, il y a 1917, la révolution russe, la courte guerre d’indépendance que l’Estonie obtient en 1920 (du moins, jusqu’au pacte germano-soviétique). Le narrateur défunt se livre, dans les dernières pages du livre, à une remise en question de l’expérience vécue de l’Estonia. Après avoir sublimé le rêve et l’imagination comme un moyen de s’affranchir d’un monde banal et inexpressif, il doute. Certes, ils étaient « la seule tache de couleur, le seul papillon au milieu de la rumeur monotone de la ville, le grelot frivole qui réveillait l’âme humaine en danger de se figer dans le morne quotidien ». Toutefois, hors les murs du théâtre, il y la révolution, le réveil d’un peuple, l’excitation et la nouveauté révolutionnaires. Michelson a la sensation que la troupe a pu finalement passer à côté de la possibilité de l’engagement. N’étaient-ce pas eux, en fin de compte, les endormis, les rêveurs et les danseurs dans « une tour d’ivoire » ? Ce n’est qu’à ce moment précis que des signes de fracture apparaissent, alors que tout le roman évacue la psychologie des personnages. Aussi apprenons-nous qu’un comédien souhaite devenir terroriste, aux dépens de la puissance russe. Derrière cela, se retranche le désir, forcément nihiliste, de mener une vie spectaculaire.
Un épisode marque particulièrement le récit. En 1917, les marins interviennent les armes à la main dans le théâtre. Menaçants, ils visent le public et veulent réquisitionner le lieu. Ils finissent par placer une mitrailleuse devant le théâtre et dévalisent sa garde-robe le temps de s’en remettre à l’homme fort de Tallinn, Viktor Kingissepp. Ce dernier confirme l’usage exclusif du bâtiment aux comédiens, en justifiant son choix par une parenté spirituelle qu’il partage avec eux. Andrus Kivirähk, dans un dialogue monumental, expose la liaison dangereuse entre l’art et le pouvoir. Kingissepp se justifie de lutter, lui aussi, contre la réalité. Or, si les comédiens le font dans un espace clos, l’espace d’un temps limité, lui veut « tout refaire, changer les décors et redistribuer les rôles », sauf que son théâtre serait total, où l’on meurt « de la vraie mort et l’on pleure de vraies larmes », le sien n’est pas « une attraction de fête foraine ».
Enfin, cette mise en garde contre la tyrannie des pouvoirs est, comme le dit justement l’éditeur, d’une inquiétante actualité à l’heure où la Russie réaffirme ses ambitions géopolitiques dans les pays Baltes, et plus largement dans le monde.
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