Nous parlions anglais quand nous étions seuls. C’était plus pratique. En fait, depuis notre dernier voyage au Logar, on employait à peine le pachto au point de ne plus connaître des mots simples. Par exemple qu’un maamaa est le frère de sa mère et un kaakaa le frère de son père. Une fois pendant une doua, j’ai demandé à Allah d’avoir pitié de mon maamaa Watak au lieu de kaakaa : Agha a failli me gifler en pleine mosquée. Moor n’était pas aussi sévère, elle me corrigeait si je me trompais de mot ou de structure grammaticale (le complément d’objet précédait le sujet à moins que ce soit le verbe ?). Mais quand Agha se mordait la lèvre et me toisait, sans prononcer un mot, me signifiant que notre langue est notre vie notre âme notre sang, l’existence du pachto s’effaçait de ma mémoire.
C’est le meilleur chien de garde du village, peut-être du pays. Il est intrépide et redoutable. Il a des dents affûtées comme des rasoirs. Bien sûr, tu en sais quelque chose, mais il ne t’a mordu que parce qu’il ne te connaissait pas, Marwand, parce qu’il… nous protégeait. Wallah, Marwand, c’est un bon chien, un peu brutal, mais chouette. Nous avons besoin de lui, tu comprends ?
J’eus beau lui répondre oui, ma blessure me faisait tellement mal, était tellement moche, suintait de tellement de pus, et je craignais tellement que la perte du bout de mon index n’ait irrémédiablement fichu en l’air mon tir en suspension que la vengeance couvait dans mon cœur.
C’était facile de se perdre dans les ruelles si on ne connaissait pas le chemin ou si on n’avait pas de guide, nous a expliqué Gul. Voilà en partie la raison pour laquelle les Russes avaient eu tant de mal à prendre Naw’e Kaleh au début des années quatre-vingt. Aucune place pour les chars ou pour de la grosse artillerie, bien suffisamment en revanche pour les embuscades des moudjahidines. Les Américains rencontreraient le même problème une vingtaine d’années plus tard.
Désobéir à un oncle, ce que je m’apprêtais à faire, ou à un frère aîné comme Gul et Dawood, n’était rien comparé à duper son paternel. Si n’importe qui d’autre nous avait lancé ce défi, on aurait probablement cédé à notre instinct naturel d’éviter à tout prix une raclée. Sauf que ce n’était pas n’importe qui. Il s’agissait de Gul.
On l’avait donc suivi.
Ils me demandèrent si j’avais faim, soif, si j’étais abattu, fatigué, content, effrayé, constipé, si je me sentais seul, malade, désorienté, nauséeux, idiot, malin, si j’étais toujours aussi basané, aussi mignon, aussi potelé, aussi poilu, aussi grand, aussi silencieux, nerveux, timide, paumé.