Six mille rêves expirent le long de la voie Appienne. Six mille croix dressées pour la propagande d'un homme, Marcus Crassus, dont l'action militaire offre un secours salutaire, mais temporaire, à une République romaine engagée dans son dernier siècle. de
Spartacus et de sa révolte d'esclaves, il ne reste ni hommes pour la conter, ni vestiges pour témoigner auprès des générations futures de ce qu'elle fut. Pourtant, l'Italie trembla du parcours de cette horde qui contenait en elle tout l'empire, et menaçait de le renverser.
Arthur Koestler, en s'emparant de pareille figure historique, n'écrivit pas seulement un roman historique d'une minutie extraordinaire quant au rendu de l'époque ; davantage, ces trois cents pages sont le prétexte d'une interrogation profonde des systèmes politiques et sociaux. de l'éthique politique aurait pu être un sous-titre pour cette anabase dramatique dans laquelle les damnés de la terre semblent proche de jeter à bas le monde qui les opprime. Et si Koestler fait de cette aventure historique une lecture éminemment politique et contemporaine - le livre est publié en 1939 -, il ne prend pas la liberté d'en changer la fin, manière aussi d'opposer au monde des idées celui des réalités matérielles. L'homme est ennemi de l'homme, y compris de lui-même.
En 73 avant JC, plusieurs centaines de gladiateurs s'évadent de l'école du capouan Lentulus Batiatus. Menés par le Thrace
Spartacus et le Gaulois Crixus, les gladiateurs ravagent d'abord les environs de la petite cité campanienne, amenant à eux esclaves, valets et autres travailleurs de la terre. Trouvant refuge dans le cratère du Vésuve, les révoltés mettent en déroute une petite troupe romaine conduite par Claudius Glaber ; puis, après avoir ravagé diverses cités du centre italien, ils assiègent Capoue, échouent, puis traversent la Campanie et s'établissent en Lucanie, dans l'extrême sud de la botte italienne, près de l'antique cité grecque de Thurium. Ils y construisent l'Etat du Soleil, utopie urbaine où s'érigent toutes les origines, toutes les cultures, toutes les bâtisses du monde romain : de la Gaule à la Thrace, du Samnium à l'Etrurie, de l'Ibérie à la Numidie, l'Etat du Soleil est une cité de broc et de brac dont les rues droites conduisent à la tente de celui qui imitent les consuls romains. Entouré de licteurs qui n'ont pas la hache, mais une chaîne brisée comme symbole,
Spartacus négocie d'abord avec Thurium pour la subsistance de son Etat, puis avec les grandes puissances politiques qui s'opposent à la République romaine : le roi Mithridate VI du Pont, le rebelle Sertorius en Espagne, les pirates de Méditerranée. Malgré les victoires militaires contre les deux légions romaines lancées contre lui, malgré le nombre impressionnant de cent mille désoeuvrés qui obéissent à
Spartacus, l'Etat du Soleil est de plus en plus isolé. Aucune cité italienne ne s'allie à lui, aucune autre troupe servile ne rejoint les révoltés. Bientôt affamés par un accord secret entre Thurium et les pirates, les esclaves de
Spartacus s'en vont ravager Métaponte, et le sac sonne le glas de la révolte. Ayant échoué à changer le monde, les esclaves songent à regagner, chacun, leurs patries. Mais les rives du Pô seront l'ultime frontière septentrionale des esclaves.
Spartacus veut alors rejoindre le sud, et la Sicile mais, poursuivis par Marcus Crassus et littéralement assiégés par lui dans le Bruttium, les esclaves sont réduits à livrer une dernière bataille, funeste pour tous. Ensemble ils trouvent la mort, sur le champ de bataille ou sur les croix.
Davantage que la réflexion philosophique sur l'éthique politique, ce qui marque d'abord, à la lecture du roman, est la restitution minutieuse de l'époque républicaine de la Rome antique. le souci du détail est porté à un niveau remarquable, du vêtement (et là encore, selon les classes sociales) à l'alimentation (les spectateurs qui mâchent des pois chiches lors du spectacle de gladiateurs),
Arthur Koestler ne prend pas simplement le parcours et le personnage de
Spartacus comme prétexte. Son récit forme ainsi un tout cohérent, et c'est aussi parce qu'il ancre si fort son récit au premier siècle avant notre ère que Koestler donne à celui-ci un caractère intemporel. Il dit : les hommes sont différents, voyez les à travers mes descriptions ; ils ne mangent, ni ne s'habillent comme nous, et leurs habitudes sont bien différentes des nôtres. Mais leur souci éthique, philosophique et moral est le même que le nôtre, vingt siècles plus tard. Par-delà le décor, Koestler reconstitue aussi un univers mental lié à des mécanismes sociaux bien établis dans la République romaine. Prenant de la hauteur, Koestler développe les rivalités politiques du temps. Rome, en ce début de premier siècle, connaît une crise politique et sociale qui dure déjà depuis presque un siècle. La concentration des richesses entre les mains de quelques-uns a favorisé le développement d'une classe sociale pauvre mais libre ; elle se traduit politiquement par la lutte entre factions dont émergent de charismatiques dirigeants, tels Marius ou Scylla, qui annoncent le temps de Pompée, de Crassus et de César. En Italie, la population servile est aussi deux fois plus nombreuse que la population libre. Sa composition traduit les succès de Rome dans l'ensemble du monde méditerranéen : Grecs, Thraces, Gaulois, Ibères ou encore Syriens et Parthes sont partout dans la société italienne : unique dans les foyers modestes, pléthoriques dans les latifundia, en rangs serrés lorsqu'ils servent la municipalité. le monde romain est un monde dur, où hommes et femmes peuvent être des meubles, et où même les libres doivent rechercher la protection des puissants. Ainsi Quintus Appronius, greffier de province à Capoue, qui traîne sa vieille carcasse aux thermes pour y solliciter quelque faveur de Batuatus ou de Rufus, ou bien même leur protection. de la même façon, ce monde est celui des opportunités tant politiques qu'économiques. Lorsque les nouvelles de la révolte servile parviennent à Rufus et à Batuatus, ceux-ci commencent à spéculer sur les cours du blé. Car Rome, en vérité, est devenue un parasite pour son empire. La Ville au million d'habitant ne travaille pas, et compte sur ses possessions pour la nourrir.
Que le monde romain connaisse alors une crise morale et éthique, même les Romains - certains d'entre eux, en tout cas, tel Caton le Jeune - l'admettent bien volontiers. La dépravation morale est même l'objet de discussions et d'un certain désespoir pour ceux qui la clament. Ainsi la crise sociale, politique et économique prend-elle des accents philosophiques, puisque l'effondrement des valeurs morales commanderait, selon Caton, celui, futur, de l'empire. Lui répondent d'autres accents, cyniques ceux-là, et extrêmement pragmatiques, de Crassus, dont la constitution de la fortune a reposé sur des procédés ô combien immoraux. Ces deux hommes, pourtant, le rigide et vertueux Caton et l'omnipotent et amoral Crassus, sont les deux faces de la même Rome. La République s'est faite empire par le biais de ces deux visages. La révolte servile conduite par
Spartacus remet brutalement en question ce succès apparent. Plus que la liberté,
Spartacus cherche à trouver une nouvelle voie. Car la liberté seule ne suffit pas. Tant d'hommes libres sont en fait les obligés d'autrui. La révolte provient du plus profond de ce système. Ceux qui l'initient sont des gladiateurs, c'est-à-dire des hommes promis à la mort pour égayer la population. A l'absurdité de leur sort répond la violence qu'ils répandent. A leur mort dans l'arène répondent les morts sur les pentes du Vésuve, sur les champs de bataille ou dans les cirques improvisés par les anciens esclaves pour que les légionnaires s'y entretuent. Pourtant,
Spartacus récuse la violence dont ses troupes font preuve à l'occasion de la destruction des cités italiennes. Car il ne s'agit pas tant de se venger que de proposer un nouveau modèle, fondé sur un égalitarisme qui rappelle fortement le communisme idéal, et qui, excluant la propriété privée et les échanges monétaires, veut abattre les rapports de force entre les hommes.
Pourtant, la révolte servile de
Spartacus connaît un terrible échec. Fulvius, l'historiographe de la horde, s'en étonne d'abord. Pourquoi les esclaves de Capoue défendent-ils leurs maîtres ? Plus tard, près de Thurium,
Spartacus s'afflige de ce qu'aucune nouvelle horde, venant de Ombrie, d'Etrurie ou de Campanie, ne les rejoigne. Les circonstances, pourtant, étaient favorables : crise morale à Rome, ennemis intérieurs et extérieurs à la République, succès militaires des débuts. L'échec s'explique de façon extrinsèque et intrinsèque. Les causes extérieures tiennent d'abord au conservatisme social et politique. le changement fait peur, y compris à ceux que le système exploite. Ensuite, c'est aussi la supériorité militaire de Rome qui finit par s'exprimer, après que Sertorius a été vaincu en Espagne. Toutefois, les causes de l'échec sont aussi intrinsèques. La violence de l'Armée des Esclaves, qui effraie les cités italiennes, provient, il est vrai, des contingents celtes qui se reconnaissent davantage en Crixus qu'en
Spartacus. Si la violence initiale était nécessaire, elle finit par desservir le mouvement, comme le pressent
Spartacus lorsqu'il apprend le sac de Métaponte. Il y a ici l'idée que les hommes libres n'agissent pas forcément selon leur intérêt ; là demeure un paradoxe, qui débouche sur un reproche que font les anciens esclaves à
Spartacus. Libres, les hommes doivent pouvoir agir comme ils l'entendent, mais
Spartacus désapprouve leur conduite, et leur demande une soumission la plus totale afin, pense-t-il, de leur offrir un monde meilleur. Ainsi la conquête de la liberté conduit-elle à la recherche d'un asservissement nouveau, ou d'une mort certaine. Au-delà de cela, on observe aussi une certaine rupture entre
Spartacus et ses hommes. Son rôle nouveau lui fait chercher les alliances des puissants - les pirates, Sertorius, Mithridate VI - et la personnalisation, en lui, du mouvement, le coupe socialement et topographiquement de ceux qui l'ont suivi ou rejoint. Après le monde de la révolte,
Spartacus entre dans le monde de la politique, qui est celui du consensus et, donc, du renoncement. Ainsi les négociations avec Thurium, durant lesquelles Fulvius assure aux édiles de la cité la perpétuation de la propriété privée, représentent-elles un renoncement qui limite, et donc condamne, la révolte servile. La fin justifie-t-elle les moyens ?, demande Koestler dans la postface. L'instauration d'un monde nouveau légitime-t-elle la crucifixion des Celtes après Métaponte ? La recherche de l'égalité entre les hommes autorise-t-elle l'omnipotence de
Spartacus ? du haut de sa fortune et de son cynisme, Crassus tance
Spartacus : il ne s'agit pas de changer le monde - son inertie est trop forte - mais les idéaux. Faire du mal de ce monde - le travail et ce qu'il induit : le rapport de force entre les hommes - une idée à poursuivre.
De cette révolution avortée demeure toutefois deux éléments intéressants. D'abord, la révolte servile bouleverse durablement la société romaine qui, bien qu'elle ne change pas radicalement - César et Auguste seront bien plus riches et puissants que ne le furent Pompée et Crassus, ou Marius et Scylla - prend conscience de ce terreau social instable. le deuxième élément tient à la personnalité de
Spartacus dont le caractère tient du héros messianique. Sur les pentes du Vésuve, un juif essénien lui parle du Fils de l'Homme, venu pour délivrer l'humanité. Quelques décennies avant la délivrance du message christique en Judée, l'épopée de
Spartacus annonce un renversement des valeurs en promettant d'abord, et pour l'essentiel, la dignité à ceux qui le suivent. Que le monde demeure tel qu'il est, que les forces en présence fassent tout pour que le système dans lequel elles sont les élites perdure ne change rien à l'affaire. La dignité est un combat qui jamais ne se finit ni se perd. Lorsqu'un homme tombe, un autre reprend, tôt ou tard, le flambeau.