Dans le sud des Etats-Unis dans les années 40,
Bluebird raconte le parcours d'une jeune fille à la voix d'or qui va suivre son destin, par delà l'adversité, les intolérances et les doutes. du delta du Mississippi à Chicago, des champs de cotons aux clubs de blues, ce roman fait voyager le lecteur sur des rythmes passionnés et habités, et lui fait rencontrer des hommes et des femmes au grand coeur.
Minnie est la fille d'un musicien qui chante le blues sur les routes du Mississippi, de Louisiane et d'Alabama. Ensemble ils parcourent les campagnes et gagnent un peu d'argent avec leur musique, lui à la guitare, elle à l'harmonica, dans les plantations et les bals populaires. Lorsque Minnie se blesse à la cheville, père et fille décident de s'arrêter quelques temps dans une plantation où des ouvriers noirs travaillent au service d'un cruel propriétaire blanc. L'esclavage a été aboli depuis longtemps, mais les noirs demeurent bien souvent au service des blancs et sont opprimés, humiliés, niés. Blancs et noirs ne se mélangent pas.
Minnie et son père font alors la connaissance de la petite communauté d'ouvriers et de paysans qui travaillent dur pour gagner un maigre salaire, et sont dirigés d'une main de fer par un contremaître irlandais impitoyable, secondé par une brute d'indien. Mais aux cotés de Papy, Dinah et tous les autres, ils découvrent aussi la solidarité et l'entraide, le partage d'un repas chaud, la douceur d'une mélodie le soir sur le perron. Hélas, à cause de la folie des hommes, du racisme et de l'intolérance, Minnie sera bientôt séparée des siens et partira seule vers le nord en direction de Chicago, où d'autres lui ouvriront leur porte et lui permettront de réaliser son rêve : chanter le blues. Pourtant, elle n'oubliera jamais Elwyn, le garçon irlandais rencontré sur la plantation, qui semblait si différent des autres blancs. Lui non plus ne l'a pas oubliée...
Bluebird offre d'abord au lecteur un éblouissant voyage social et culturel au coeur des Etats-Unis, entre ville et campagne. Couleurs, sons, odeurs, bruits, voix, paysages, restitués avec soin, concourent à une immersion totale dans l'Amérique du milieu du 20e siècle. Deux atmosphères très différentes sont recrées au fur et à mesure du périple de l'héroïne, qui rendent compte du fossé qui sépare deux univers aux modes de vie opposés : la campagne agricole et archaïque, et la jungle urbaine du progrès technologique. Dans le Delta rural, le lecteur traverse les bois en empruntant ses sentiers, longe le fleuve, puis gagne les terres cultivées et les champs labourés, jalonnés ici et là de grandes fermes de propriétaires terriens, de granges et des habitations modestes des ouvriers. Dans les plantations de coton, dont le parfum des fleurs enivre, les chants de travail s'élèvent dans l'air, témoignant de la dureté du labeur, entrecoupés des chocs des outils. Aux abords des petites baraques de bois flotte l'odeur du repas que l'on prépare, tandis que les enfants rient et dansent devant les maisons.
Mais l'auteur sait aussi reconstituer fidèlement l'ambiance urbaine. Lorsque Minnie arrive à Chicago, elle est accueillie, et le lecteur avec elle, par les odeurs de hot-dog provenant des marchands ambulants, le souffle des bouches de métro, les klaxons des voitures. La hauteur des gratte-ciel lui donne le vertige, les néons des clubs de nuit l'éblouissent, les passants la bousculent, tandis que des échoppes de disquaires s'échappent les derniers sons à la mode, et des bars la rumeur d'humeurs bagarreuses. Dans les ruelles plus reculées, des musiciens improvisent assis devant l'entrée des immeubles, des habitants nourrissent les pigeons.
Ainsi ce roman est un vrai bonheur sensoriel pour le lecteur, une visite spacio-temporelle inoubliable et une invitation au voyage sur les traces des musiciens du blues.
Les aventures de Minnie et de ses compagnons dispensent aussi une belle histoire de fraternité et de tolérance, même si l'issue juridique du roman est moyennement crédible, les ordures de cette époque là restant généralement toujours des ordures ! A travers des personnages tous plus attachants les uns que les autres,
Tristan Koëgel travaille les relations humaines et raconte des histoires de rencontres entre des personnes dont les coeurs et les esprits auraient pu ne jamais se rencontrer. Des êtres qui auraient pu rester chacun sur des trottoirs opposés, crispés sur des à priori arriérés, mais qui ont accepté de faire un pas vers l'autre et d'abattre les cloisons de l'intolérance. Au fil du roman, les masques protecteurs, effrayants ou dissuasifs tombent, les préjugés se dissipent, qui bien souvent sont la cause du rejet de l'autre par méconnaissance, et les rencontres sont permises, même les plus improbables : « C'est drôle ce qu'on apprend quand on entre chez quelqu'un » (p. 174).
Les liens de solidarité et la fraternité entre les petits groupes sociaux sont vraiment réjouissants, et une grande allégresse envahi le lecteur au fur et à mesure de sa progression dans le roman. Il faut reconnaître que l'auteur n'a pas multiplié abusivement les scènes d'injustices et les épisodes tire-larme : même si la mort, le deuil, la haine et le manque sont présents, ce sont le partage, l'entraide, le rire, et la camaraderie qui prennent le dessus.
Enfin, on n'oubliera pas que le blues est au coeur du roman. Ses accents musicaux, tantôt endiablés ou amoureux, tantôt nostalgiques ou douloureux, enveloppent tout le récit, rythment les rencontres, bercent les sommeils, portent les joies et les tristesses, impulsent les élans, soulèvent les bagarres, entraînent les talents, enflamment les amours... Violon, tambour, fifre, guitare, harmonica, piano dispensent leurs mélodies et se mêlent aux voix, dont l'auteur rapportent les complaintes par extraits de textes référencés, dans un grand tourbillon d'énergie sauvage.
Le roman donne aussi un aperçu du circuit éditorial parcouru par les artistes noirs américains dans ces années là, qui conduisait leur voix, au gré de rencontres plus ou moins honnêtes, et après de longues années de persévérance, des champs de coton jusqu'aux bacs des disquaires, en passant par les trottoirs des métropoles, les tapis des soirées privées et les scènes des clubs alcoolisés. La suggestion musicale proposée par l'auteur pour accompagner la lecture du roman est excellente, et permettra aux jeunes lecteurs de découvrir quelques morceaux de grands artistes blues du sud des Etats-Unis des années 40, comme
Robert Johnson, Big Bill broonzy ou Big Mama Thornton. Superbe découverte de lectrice et de mélomane !
Playlist à écouter sur : http://www.deezer.com/playlist/1313610235