AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782234057869
367 pages
Stock (15/02/2006)
4.5/5   2 notes
Résumé :
Comment caractériser le savoir historien ? Et la structure même de l’évolution historique ? Voici qu’à l’immense cohorte des professionnels affrontant inlassablement ces questions, se joint un essayiste « extraterritorial » (ainsi définit-il l’historien), dont l’itinéraire intellectuel était passé d’Offenbach au cinéma allemand préhitlérien et de la philosophie du roman policier à la sociologie des petits employés berlinois. Proche de l’Ecole de Francfort et de l’in... >Voir plus
Que lire après L'histoire : Des avant-dernières chosesVoir plus
Citations et extraits (66) Voir plus Ajouter une citation
C'est ici qu'il faut évoquer l'amateurisme avoué de Burckhardt envers l'histoire. Burckhardt rassemble son matériau sans la moindre méthode. Il rejette délibérément toute démarche systématique, répudiant tout ce qui ressemble à une construction imposée de l'extérieur. Il dit quelque part que les concepts et les périodes doivent rester à l'état fluide. Il spécule souvent sur des possibilités qui auraient pu se réaliser sans prendre parti pour aucune d'entre elles. Il prend dans le passé ce qui lui plaît et l'intéresse, de la même façon qu'il déambule dans le monde de l'histoire; et jamais il ne donne les raisons de ses choix.
Bien qu'il soit sans conteste un professionnel, Burckhardt se comporte envers l'histoire comme un amateur qui obéit à ses inclinations. Mais s'il le fait, c'est parce que le professionnel en lui est profondément convaincu que l'histoire n'est pas une science. L' "archi-dilettante", comme il se nomme lui-même dans une de ses lettres, lui paraît le seul personnage capable de la traiter comme il convient. On connaît des amateurs qui deviennent des professionnels ; on a ici un professionnel qui entend rester un amateur dans l'intérêt de son objet d'étude particulier.
Il n'a pas non plus le moindre scrupule à énoncer des jugements de valeur sur les individus ou sur les événements. Et en tant qu'amateur, Burckardt est non seulement pénétré de sens historique mais également profondément humain. Il ne perd jamais de vue l'individu et les souffrances que lui inflige le cours des choses. Il n'évoque jamais les bienfaits que des gouvernants despotiques ont pu laisser derrière eux sans mentionner aussi que les crimes qu'ils commirent pour s'emparer du pouvoir et le conserver ne peuvent en aucun cas se justifier. Son humanité repose manifestement sur la théologie. Mais, tout en étant chrétien, il porte aussi l'empreinte de son héritage classique : de là ses constantes oscillations entre la compassion envers les vaincus et l'admiration pour les actions qui ont marqué l'histoire mondiale.
Commenter  J’apprécie          51
Ayant établi et organisé ses faits, l'historien passe à leur interprétation; Il est sur le point d'achever son voyage. Mais l'historien qui revient du passé est-il la même personne que celle qui quittait le présent pour se tourner vers lui? dans son commentaire critique de la philosophie de l'histoire de Collongwood, à cette question, Leo Strauss répond sagement par la négative. (Collinwood, à ce point convaincu qu'il était justifié d'insister sur le souci du monde présent pour l'historien, n'aurait même pas pensé à poser la question.) Leo Strauss arrive à la conclusion - valable à mes yeux - que, contrairement à ce que pense Collinwood, l'historien ne conserve pas son identité dans cette démarche : "Il entreprend un voyage dont il ne connaît pas la fin. L'homme qui retrouve les rivages de son époque a peu de chances d'être exactement le même que celui qui les a quittés." D'ailleurs, il a également peu de chances de retourner à son point de départ.
Le changement d'identité qu'il subit est dû au séjour qu'il a fait dans le passé. Plus précisément, c'est une conséquence des découvertes que fait l'historien dans son état d'effacement de soi - cette phase pendant laquelle il s'ouvre aux suggestions des sources. Encore une fois, ses découvertes peuvent entraver le dessein original de son étude et donc le conduire à modifier le cours de sa recherche. En tout cas, il peut arriver qu'elles lui enseignent quelque chose qu'il ne connaissait pas et ne pouvait pas connaître auparavant. Ce qui indique en quelle direction s'opère le changement. Il est inévitable que le produit de la passivité active de l'historien fermente en son esprit et l'entraîne éventuellement à élargir son horizon. L'effacement de soi génère l'expansion de soi. (Je ne veux pas dire que l'historien jouit d'un privilège à cet égard. La vie d'aujourd'hui étant faite de la même étoffe que celle d'autrefois, quiconque est occupé à vivre peut réaliser une telle expansion de soi-même, à condition d'être capable de perdre son moi. Et certes l'historien lui-même, entraîné qu'il est à faire un vide productif dans son esprit, ne s'alimentera pas seulement à des sources qui se sont taries.) Par conséquent, la conviction de Dilthey que la compréhension historique appelle une mobilisation intégrale de notre être s'avère insuffisamment précise. Ce qui est demandé à l'historien, ce n'est pas seulement "la personne intérieur totale" qu'il se trouve être mais un moi qui s'est dilaté à la suite de sa quasi-extinction.
Commenter  J’apprécie          21
La conscience de l'effet qu'exercent les mécanismes sociaux ne peut que miner la confiance dans la perfectibilité de la société humaine. Tous les efforts spéculatifs visant à concilier cette confiance avec l'évidence qui la ruine ressortissent à un seul et même argument, dont le paradigme se trouve dans la définition que donne Goethe de Méphistophélès comme "une partie du pouvoir qui toujours veut le mal et toujours produit le bien". Cet argument, certes empruntant beaucoup à la théologie chrétienne, est fait de deux propositions inséparables : premièrement, les forces qui gouvernent l'immense masse vivante appelée société sont indifférentes aux plus hautes aspirations humaines, ou leur sont même néfastes. Deuxièmement, grâce à l'intervention d'un pouvoir mystérieux qui se tient au-dessus de nous, ces forces sont amenées à servir les fins de l'humanité en dépit de leur malignité innée - ou peut-être à cause d'elle. Savoir si le pouvoir qui tire les ficelles est la raison, ou bien un dispositif interne et anonyme, ou encore quelque substitut de la bonne vieille providence, voilà qui importe peu. Mandeville identifie les vices privés aux vertus publiques; et bien qu'Adam Smith soit peu enclin à penser l'intérêt personnel en termes de vice, il lui faut pourtant bien une "main invisible" pour que les fins égoïstes des agents du marché aboutissent au bien commun. Et naturellement, on rencontre ici l'idée régulatrice de Kant, celle d'une nature providentielle qui se sert de la vanité, de l'avidité et de l'égoïsme humains pour faire progresser la race humaine, tout comme l'Esprit du monde ou la Raison de Hegel qui par ruse met les passions aveugles à son service. L'idée qu'il existe quelque part un pouvoir conduisant de loin nos destinées semble impérissable. Ranke soupçonne l'existence d'une telle "force occulte"; l'hégélien en Marx adopte le scheme de raisonnement au fondement de cette idée; et Burckardt lui-même n'est pas sans caresser celle-ci à l'occasion.
L'attrait durable qu'elle exerce renvoie à deux ordres de raisons. D'une part, la notion conventionnelle d'une puissance impersonnelle supérieur trouve dans l'expérience quotidienne une confirmation minimale : des malheurs apparents peuvent se révéler des bienfaits déguisés; la victoire d'une cause honorable peut résulter des efforts de gens qui cherchent, lorsqu'ils luttent pour elle, qu'à servir leur propres carrière, etc. Davantage, cette notion s'impose d'autant plus qu'elle est associée à l'idée corrélative que la société est définitivement corrompue. Kant tient que, vue de l'extérieur, l'histoire semble n'être qu'une archive singulière de folie et de destruction frénétique. Une fois admise cette proposition, qui évoque la doctrine du péché originel, un agent caché, tel que la puissante Raison de Hegel ou la nature ourdissant ses propres complots de Kant, est évidement indispensable pour extirper le bien du mal et pour réaliser ainsi ce que, conformément au postulat, l'homme à lui seul serait incapable d'accomplir. Tout l'argument repose sur le postulat de sa cécité et sa corruption. Or cette supposition est virtuellement identique à l'idée que les choses humaines ont tous les caractères des événements naturels et que, par suite, l'histoire doit prendre place parmi les sciences. L'idée que j'ai tenté de prendre en compte dans les pages précédentes. Toutefois, cette conception de la réalité sociale, ou historique, demande à être relativisée.
Commenter  J’apprécie          11
Quoi qu'il en soit, j'éprouve un attrait intense pour les époques qui ont précédé l'établissement définitif du christianisme dans le monde gréco-romain, la réforme, le mouvement communiste. Si elles me fascinent, c'est que je devine en elles un message aussi important et fugitif que celui des arbres qui éveillaient la compassion de Proust. Ce message, que peut-il être? Une chose est sûre : on ne le trouvera pas dans les thèmes en débat dans ces époques, il est plutôt enfoui dans leurs interstices ; il se cache par exemple derrière la discussion entre Celse et Origène, ou bien dans les débats religieux entre Catholiques et Réformateurs. Le lieu où il se situe nous instruit sur sa teneur. Le message auquel je pense indique la possibilité qu'aucune des positions en débat n'apporte une solution définitive aux derniers problèmes restés ouverts ; qu'il y a, tout au contraire, une façon de penser et de vivre qui, pour peu qu'on l'observe, nous permettrait de dépasser les diverses positions et donc de régler les problèmes - une façon que l'on appellera, faute d'un meilleur terme, ou d'un terme tout simplement, humaine.

(...)
Et bien que le message de l'humain soit vistuellement omniprésent, son appel ne retentit pas toujours avec la même force. En tout cas ce message, qu'il soit entendu ou non, est particulièrement clair et puissant pendant les périodes qui reflètent les douleurs d'enfantement d'une idée importante. C'est dans ces périodes que les protagonistes emmêlés sont incités à formuler les questions fondamentales, au lieu de s'accrocher à tel ou tel faux problème hérité de la tradition.
Le personnage d'Érasme, qui vivait parmi les adversaires en lutte lors d'une de ces périodes sans s'intégrer à aucun de leurs groupes, illustre se bien la plupart des précédentes remarques, que je ne résiste pas à la tentation d'en faire quelques commentaires. Ils reposent sur l'hypothèse qu'il parvint, autant que sa situation le permettait, à définir une façon de vivre affranchie des contraintes idéologiques ; que tout ce qu'il fit et tout ce qu'il fut était en relation avec l'humain.
Érasme en diffusait inlassablement le message. Ses éditions du Nouveau Testament grec et des Père de l'Église, ainsi que ses Adages et ses Colloques, avec leur constante évocation des auteurs grec et latins, témoignent indiscutablement de son désir de retrouver la simplicité originelle de la doctrine chrétienne et de placer les anciens qu'il admirait aux côtés des saints. Ses satires sur la vie monastique et sur la corruption du clergé étaient animées par le souci du bien public comme l'étaient ses appels à une réforme de l'Église dans l'esprit de l'humanisme chrétien. Et il ne perdait pas une occasion de faire savoir ce qu'il pensait de la condition misérable des pauvres, de l'avidité des princes, et d'autres affaires séculières ; ses pamphlets et ses lettres foisonnent de questions propres à l'époque, exposant des vues dont le modernisme souvent pénétrant devait beaucoup à sa perspective chrétienne dépouillée de tout dogmatisme. Ayant la violence en horreur, il sympathisait avec les gens ordinaires, avec le âmes simples. Tout cela, ses contemporains le savaient. Ils savaient aussi qu'il répugnait à prendre parti et qu'il évitait les décisions tranchées.
Commenter  J’apprécie          11
un perspicace historien d'aujourd'hui, J.H. Hexter, pense que des termes comme "tendait à, naissait de, se développait, évoluait ; courant, développement, tendance, évolution, croissance" font partie de leur vocabulaire reçu. Sous l'effet magique des idées que ces termes recouvrent, l'histoirien-narrateur présente parfois l'histoire d'un peuple, par exemple, comme une succession d'évènements aboutissant directement au présent. Le résultat en est l'histoire d'une réussite (une success story) plus ou moins vérrouillée qui reposant inévitablement sur des considérations téléologiques, non seulement répand des idées fausses mais resserre à ce point les liens entre les éléments du récit qu'elle élimine toutes les fissures, les pertes, les faux départs, les incohérences que comporte le réalité.
Commenter  J’apprécie          71

Video de Siegfried Kracauer (2) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Siegfried Kracauer
La notion de « flux de la vie » chez Kracauer : entre philosophie et théorie du film -
autres livres classés : philosophieVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (7) Voir plus



Quiz Voir plus

Philo pour tous

Jostein Gaarder fut au hit-parade des écrits philosophiques rendus accessibles au plus grand nombre avec un livre paru en 1995. Lequel?

Les Mystères de la patience
Le Monde de Sophie
Maya
Vita brevis

10 questions
438 lecteurs ont répondu
Thèmes : spiritualité , philosophieCréer un quiz sur ce livre

{* *}