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Critique de Creisifiction


C'est une véritable prouesse littéraire qu'accomplit László Krasznahorkai avec GUERRE & GUERRE, oeuvre ambitieuse, entreprise totalement démesurée dont le propos est, à la limite, aussi insensé que celui poursuivi dans l'obscur manuscrit exhumé par Korim, personnage central du roman, à savoir : réussir à «écrire la réalité en boucle jusqu'à la folie».
Par Zeus ! Par quels satanés mots serait-on capables, pas simplement d'écrire comme on le fait d'habitude, «sur» ou «à partir de» la réalité, mais d'«écrire la réalité»?!
Selon la formule consacrée par Saussure, un signe linguistique, prenons par l'exemple le mot «arbre», serait constitué par la rencontre entre un signifiant, «arbre» ici, prononcé ou écrit, peu importe la langue choisie («tree», «árvore», «árbol»...), et d'autre part un signifié, c'est-à-dire un organisme, ou bien un objet, un être ou un concept, désignés par le signifiant, en l'occurrence l'«arbre» réel. Aurions-nous néanmoins fait véritablement avancer les choses avec une telle formule ? Serions-nous pour autant en mesure de circonscrire concrètement le «signifié», la chose en soi, le réel même de l'arbre? Qu'est-ce qu'un arbre, en fin de compte sinon la description qu'on peut en faire à l'aide d'autres...mots et signifiants ? Force donc de conclure que la langue ne permettrait guère d'avoir un accès direct aux choses et à la réalité. Gertrude Stein avait peut-être raison: «un arbre est un arbre, est un arbre»!
La folie, comme on le sait, aurait par contre le pouvoir de transformer les mots en choses et, en chosifiant la langue, de supprimer du même coup toutes les conventions illusoires qui bercent notre supposée lucidité discursive et font croire à cette illusion que les mots s'ajusteraient bel et bien à la réalité qui nous entoure. C'est ainsi, par exemple, que si vous cherchiez à raisonner quelqu'un en proie à une bouffée délirante en lui demandant «de bien se tenir et de faire un effort pour garder les pieds sur terre», vous ne devriez pas être étonnés si, en réponse, votre interlocuteur enlevait promptement chaussures et chaussettes et allait illico se poster pieds nus sur le parterre le plus proche!!
Combien de poètes visionnaires, n'est-ce pas, combien de magiciens de tous bords, de prophètes et d'alchimistes n'auront essayé en vain d'arracher le voile au réel avec des mots ou des formules langagières, en pure perte la plupart du temps, parfois jusqu'à y laisser leur raison, voire même leur peau ? A part Dieu peut-être, à qui il aurait suffi de «d'avoir dit» pour que ce «fût», et pour lequel «le verbe s'était fait chair » ! - ...m'enfin, comme dirait Prévert: «Notre Père qui est aux cieux, restez-y»!!

László Krasznahorkai, que je découvre avec GUERRE & GUERRE illustre dans tous les cas, avec beaucoup de panache, ce que nous autres, lecteurs occasionnels ou fêlés de littérature, savons tous parfaitement reconnaître: quand un écrivain trouve le ton juste et adapté à son propos, ravis de pouvoir nous laisser aller et tomber tout jugement critique ou principe de réalité, naturellement disposés à croire en des vérités mensongères, aussi bien qu'en des mensonges vrais, prêts à prendre des vessies pour des lanternes et à suivre jusqu'au bout l'auteur dans sa quête de créer du sens et d'ordonner le chaos, piégés volontaires et consentants éclairés enclins à accepter cette part d'imposture que tout exercice brillant du verbe littéraire comporterait.

Le jour précis de son quarante-quatrième anniversaire, Korim, historien et modeste fonctionnaire des archives municipales d'une ville de province hongroise, menant une vie de grand solitaire, prend subitement conscience d'un profond sentiment d'étrangeté, aussi bien à l'égard de sa propre vie que de la complexité opaque du monde qui l'entoure. Aussi, commencera-t-il à être assailli régulièrement par la désagréable impression qu'il va perdre sa tête, pas au sens figuré, mais «qu'il s'agissait concrètement de sa tête, laquelle allait malheureusement se dissocier du cou». de plus en plus isolé, esquivé par ses collègues et voisins en raison de ses propos et de ses bizarreries, Korim rentrera progressivement dans un état dépressif et dangereusement suicidaire. Tombant entretemps et par hasard, au centre des archives où il travaille, sur un étrange manuscrit dont l'origine, la provenance et l'auteur étaient inconnus, fasciné par le contenu de ce texte hermétique et mystérieux qu'il lit et relit incessamment, «le seul et unique document important qui soit jamais parvenu entre ses mains d'archiviste», Korim prendra une grande décision : celle de tout quitter, d'abandonner définitivement la place que le destin lui avait assigné, et de partir au «centre du monde» afin de «faire part de l'existence de ce trésor au monde entier ». C'est ainsi que, ayant songé dans un premier temps «à se retirer du monde sans faire de bruit», Korim se convertira en créateur de sens, «en heureux inventeur d'un trésor» à léguer à l'humanité.
Parallèlement au périple qu'il entamera alors, le conduisant jusqu'au «centre du monde», the Big Apple - New York, bien sûr ! -, le contenu de l'énigmatique manuscrit sera progressivement dévoilé au lecteur. Deux récits poursuivis par l'auteur d'un seul et même tenant, dans une langue convulsive, délicieusement méandrique et en même temps d'une extrême concision ; narration claire et parfaitement intelligible, quoique déclinée en de très longues phrases, munies cependant d'une ponctuation savante et toujours très respectueuse du souffle du lecteur. Comme si l'ambition de l'écriture, à la fois celle suggérée par le manuscrit mystérieux, mais aussi celle du roman lui-même, narrant les péripéties de Korim, consistait à pouvoir engendrer en miroir une même et unique «phrase monstrueuse et infernale qui engloutirait tout». «(...) Ici la langue se rebellait, cessait de remplir sa fonction originelle, une phrase débutait, et ne voulait plus s'arrêter, non pas...disons, parce qu'elle tombait en chute libre dans un abîme, autrement dit, par impuissance, non, c'était le produit d'une forme de rigueur insensée, comme si des forces démoniaques s'étaient libérées en elle, pour l'entraîner, un fait plutôt inhabituel et contraire à leur nature, vers la discipline(...)».
Le génie de László Krasznahorkai ne consisterait-il pas, après tout, me suis-je demandé, à réussir à se plier lui-même à ce principe radical ayant permis à son personnage d'accéder à une nouvelle compréhension du monde, prônant que « la justesse d'un raisonnement aussi remarquable fût-il, ne dépendait pas de son exactitude ou de son inexactitude (...) mais de sa beauté, laquelle nous incitait à croire en sa véracité(..)» ?
GUERRE & GUERRE est un roman prodigieusement intelligent, prodiguement savant et métaphysique, vertigineusement circulaire et symbolique, magistralement beau, givré et habité !
Last but not least, dans une intrigante postface, László Krasznahorkai, s'adressant à son «cher lecteur solitaire, fatigué et sensible», l'invite tout de même à contourner provisoirement la terrible perspective de la chute et du point final, l'incitant à poursuivre une lecture complémentaire à GUERRE & GUERRELa Venue d'Isaïe»), clôturant le tout par un sibyllin: «Tu sais pourquoi».
Évidemment !
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