Dans une postface plutôt burlesque ,
Chris Kraus raconte son voyage avec Volker Schlöndorf pour s'entretenir avec
Günter Grass de l'adaptation cinématographique d'un deuxième volet du Tambour. L'entretien sera catastrophique et le scénario ne sera pas validé par l'auteur, mais Kraus touchera une belle somme pour son travail, ce qui lui permettra de se lancer dans l'écriture de ce premier roman.
Déjà l'auteur se confronte au sujet de la famille dysfonctionnelle que l'on retrouve dans ses romans suivants. Comme dans
la Fabrique des salauds, il oppose deux frères, le fils exemplaire et le fils indigne. C'est celui-là qui fait office de narrateur, il s'appelle Jesko, porte des jupes, se dit styliste et n'a plus longtemps à vivre s'il ne trouve pas un donneur de moelle osseuse compatible – il a une leucémie.
Son père, qui a fait fortune dans le ciment, vient de retrouver son ex-femme, la mère des garçons alcoolique, délirante et clochardisee. Celle-ci pourrait peut-être sauver son fils.
On peut également constater que les personnages principaux de ce roman portent les mêmes noms que ceux dans
La fabrique des salauds. La famille Solm expulsée des Pays baltes pour ses accointances avec les nazis, s'est installée en République fédérale pour y faire fortune.
On devine que Gerhard cache un lourd secret dans son passé et ce n'est pas le patio construit avec les restes des tombes de ses ancêtres dans sa propriété, qui pourra rendre crédible son attachement à l'Estonie.
A cette cellule familiale recomposée viennent s'ajouter Stiefi la nouvelle femme du père et Cigogne, la fiancée de Angsar, le fils modèle.
Des épisodes cocasses vont alors se succéder, comme lorsque Jesko retrouve sa mère qu'il n'a pas vue depuis 20 ans, ligotée sur la table de ping-pong du garage et les échanges entre des personnalités si différentes sont savoureux.
Alors que la famille de cimentiers est plutôt du genre à dissimuler ses faiblesses sous une bonne couche de ciment, Jesko et sa mère viennent jouer les trublions et vont les obliger à affronter le passé : celui du père et d'une certaine Renate mais surtout celui d'Apa, le grand-père.
Jesko et sa mère sont des personnages très touchants. Ils sont véritablement affectés par le poids des secrets parce que dotés d'une grande sensibilité. Tous deux ont choisi, à un moindre degré, la démesure, l'extravagance, la mythomanie et l'alcoolisme. Mais malgré ses délires, la mère sera la seule capable de fournir des indices pour au moins sauver son fils.
Chris Kraus, de par sa formation de cinéaste, excelle à représenter des personnages et des situations en quelques lignes. Il aime à varier les tonalités, passant de la mélancolie teintée d'amertume de Jesko aux excès burlesques de la mère.
Dans cette tragi-comédie d'une famille au bord de l'explosion, des moments d'une grande intensité et d'une grande noirceur révèlent le talent d'un grand écrivain. Comme dans cette scène en 1945 avec les soldats de l'Armée rouge.
"Mais une fois leur funeste besogne terminée et les fusillés ensevelis, la terre s'était mise à bouger, car ils n'étaient toujours pas morts, les vieillards et leurs poumons criblés de trous réclamaient de l'air. Comme une étendue d'eau plane peignée par le vent, la terre formait des vaguelettes qui grossissaient de plus en plus.
Alors les soldats avaient envoyé les enfants sur la terre. Ils avaient dû retirer leurs chaussures et marcher pieds nus sur cette mince couche mouvante et vitreuse jusqu'à ce qu'elle s'immobilise, brune et rouge, au milieu de ce désert de neige. On aurait dit que les enfants dansaient, qu'ils piétinaient des fourmis ou dansaient sur des débris. "