Nous n’avons jamais vu son visage en pleine lumière. Mais je suis à peu près certaine qu’il ne boitait pas, ajouta-t-elle après un silence. Qu’en pensez-vous, Sara ? — Il ne donnait pas l’impression d’utiliser une canne, confirma celle-ci. Au contraire, il semblait plutôt véloce. Je me souviens que nous sursautions toujours quand il s’adressait à nous de sa cachette. Nous ne l’entendions ni arriver ni repartir. Béatrice songea à la démarche un peu saccadée de Gage et à la façon dont il prenait appui sur sa canne. — Il est possible qu’il ait eu un accident depuis, suggéra-t-elle. J’imagine que, dans sa profession, un homme peut se faire un grand nombre d’ennemis. — Exact, acquiesça Abigail. — Vous dites que le Messager travaillait pour M. Smith, dit Béatrice. Je ne comprends pas le rôle de ce Smith dans tout cela. Pourquoi avait-il besoin d’un messager ? Sara et Abigail s’interrogèrent du regard, se demandant visiblement ce qu’elles devaient lui révéler. Finalement, Sara se jeta à l’eau. — Abby et moi avons conclu depuis longtemps que Smith jouait un rôle dans le Grand Jeu, comme la presse et les romans à sensation se plaisent à appeler l’espionnage. — Voulez-vous dire que c’était un espion ? — Un maître espion, précisa Abigail. Le Messager nous a affirmé que son employeur était au service de la Couronne, et nous n’avons aucune raison d’en douter.
Ce n’était certes pas la première fois qu’une jeune demoiselle intrépide s’éclipsait dans les jardins pour échanger quelques baisers avec un gentleman.Mais, ce soir, les circonstances n’avaient rien de normal. Et il y avait un détail qui rendait la situation mille fois plus inquiétante : l’homme à la cicatrice et à la canne s’était lui aussi évanoui dans la nature.Elle avait remarqué sa présence un peu plus tôt, lorsqu’elle avait eu la sensation d’être observée. Elle avait immédiatement scruté la salle de bal bondée. Qui pouvait donc la regarder ? Personne ne posait jamais les yeux deux fois sur une demoiselle de compagnie.Elle avait alors croisé le regard du balafré qui s’appuyait sur une canne en ébène et acier, et cela avait été un véritable choc. Au fond d’elle-même, elle avait eu le sentiment étrange et intense de le reconnaître.
Son mariage avec un gentleman fortuné lui avait assuré une place dans la haute société qu’elle était désormais obligée de regarder de loin. À une époque, elle aussi portait des robes élégantes, sirotait du champagne et valsait jusqu’à l’aube sous les lustres étincelants des salles de bal. Aujourd’hui, elle était obligée de se satisfaire d’une place de domestique en marge de cet univers huppé. Les demoiselles de compagnie accompagnaient partout leurs maîtresses, des veuves ou des vieilles filles le plus souvent – soirées mondaines, garden-parties, conférences, théâtre.
Sara Marsh avait le même âge qu’Abigail, mais le gris était rare dans sa chevelure blonde et ses rondeurs affriolantes ne laissaient jamais les hommes indifférents, jeunes ou vieux. C’était une femme pleine d’entrain, d’optimisme et de curiosité.Scientifique autodidacte, elle était fascinée par les indices divers laissés sur les scènes de crime. Elle possédait un laboratoire bien équipé au sous-sol de la maison, où elle examinait et analysait tout, des empreintes digitales aux échantillons de poison rapportés par les agents de Flint & Marsh.
C’était une grande femme d’un certain âge, mince et anguleuse. La nature l’avait dotée de traits saillants, dont un menton pointu et un nez imposant qui rappelait un bec d’aigle. Ses cheveux d’ébène viraient rapidement à l’argenté. Ses yeux noirs curieusement voilés recelaient, Béatrice en avait la certitude, d’anciens mystères et secrets.Un seul qualificatif convenait au caractère d’Abigail : sévère. Elle avait tendance à cultiver une vision pessimiste du monde et de la nature humaine en particulier.
Author Jayne Ann Krentz on her writing.