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Citations sur Elle dit, (12)

Elle avait dû se débrouiller seule, ma mère. les hommes semblaient voués à succomber, malgré leur courage, leur force. Ils passaient. Mangés par le charbon, par la terre, de l'intérieur. La poussière nous rentre dedans, et ça nous bouffe. La poussière salive à force de nous rogner au-dedans. On crache noir, jusqu'à ce que tout soit consommé, jusqu'à ce que tout, au dehors, devienne noir, et crachat.
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Je me souviens que ma mère sans arrêt elle me disait, Fais attention à toi. Pour aller à l'usine, à chaque sortie, quand on pouvait souffler un peu, les bals. Fais attention à toi. - À mes quatre enfants aussi je l'ai beaucoup dit, à chaque fois qu'ils s'en allaient au collège, au lycée, en bus, à vélo ou à pied, jouer dans la cité, sur le terril, dans le bois là-bas. Je le dis encore, quand ils s'en vont d'ici, Fais attention à toi...
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Elle dit, Il me prend par la main, il m’emmène voir La Dolce Vita, voir Anita Ekberg marcher telle une princesse, avec le chaton blanc sur la tête, devant elle dans la nuit de Rome la Fontaine de Trevi, l’eau qui jaillit des roches, et sous cette eau elle qui maintenant langoureusement danse. Marcello qui l’aperçoit, descend les escaliers, verse vite sur les pavés un peu de lait, pose le verre. S’assied. Elle dit, Marcello. Rejoins-moi. Dépêche-toi. Il enlève ses chaussures, Je viens aussi, je viens aussi. Il vient. Elle est devant lui. Il caresse son visage. Ses épaules. Sa poitrine. Sans la toucher. Sous l’eau qui jaillit de la roche, elle ne bouge plus. Il lui demande, Qui es-tu, Sylvia ? Qui es-tu ? Elle ouvre les yeux, et lui offre les sacrements de l’amour.
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Disparue, la chaleur de nos vêtements. Nos corps bronzés à Menton, moi assise sous le parasol avec mes lunettes de soleil. Un roman à la main. Mes filles sur leur serviette de bain, bien accompagnées. De beaux garçons. Nos amis suédois. L’un d’eux qui joue au ballon avec mon fils. Henri qui prend une pose d’athlète. Qui parle à la caméra. Mon fils à quatre pattes dans le jardin en train de chercher les œufs de Pâques. Je fais mine de l’aider. Lui qui préfère partir de l’autre côté. L’air grincheux. Sur les genoux de son père, derrière le volant, la DS encore blanche. Il tient le volant trop grand pour lui. Il est ravi.
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Elle dit, Il ne se plaint pas. Fait des efforts pour ne pas trop me blesser. Il me prend la main, me sourit en silence. Il fait son boulot de malade. De patient. D’Homme. Il ne rate jamais une consultation. Ni une séance de chimio. Ou de radiothérapie. La rancœur n’a pas disparu. Ces vieilles prises de bec, on continue de s’y fatiguer. Comme une vieille rengaine amère. Compliquée d’une complicité plus ancienne. Plus profonde, plus forte, sans moi il ne sait pas faire, sans lui je suis dépourvue. Il continue de boire, je me demande où il trouve les bouteilles. Il m’arrive de le laisser boire sans lui dire que je le laisse boire. Son regard s’apaise un peu. Retrouve prise. Puis il pique des colères. Tient des discours incompréhensibles. S’arrête net en plein milieu d’une phrase. Des débuts de gestes violents. Mais c’est à moi de m’occuper de lui. À personne d’autre. Il n’y a plus personne d’autre. Il n’y a que moi. Plus que moi et mon homme.

Elle dit, Il sort fumer une cigarette dans le jardin de derrière, en traînant son appareil. Je le regarde par la fenêtre. Le visage amaigri. Les cernes qui bouffent le visage. Il est bouffi. Il tire sur le filtre, grimace. Expire doucement. Il jette ses cendres dans le jardin. Dans ce jardin, il ne fait plus rien. Je vois bien que c’est un peu inquiet qu’il lorgne du côté des voisins. J’hésite à aller me promener un peu à Douai. À aller me coucher quelques minutes dans la chambre. Il y a le tronc coupé du grand sapin. Il y a l’atelier, le bois gondole. J’observe mon mari. J’ai la poitrine qui se soulève. Il a gardé ses cheveux.
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Elle dit, Il est là, dans le jardin, à faire l’imbécile sur la grande balançoire, une traction, deux tractions, la cigarette au bec. Il est là, dans sa cabane, à bricoler, à fouiller dans ses tiroirs débordant de boulons, de vis, de clefs, Pourquoi garder tout ça ? Ne t’énerve pas. Il est là, devant la maison, son manteau de cuir épais, ses chaussures de sécurité, il revient d’un chantier, il parle avec les voisins, de quoi, de la pluie, du beau temps, des rénovations qui ont commencé dans certaines cités, de la fermeture des puits, de ses responsabilités, il parle tout en essuyant d’un geste sec la boue de son pantalon. Il est à table, ici-même, il se régale avec un boudin noir passé à la poêle, ou avec les champignons qu’il a lui-même cueillis. Il est dans mes bras lorsqu’il rentre du boulot. Je veux des baisers à pleine bouche. Je veux sentir son parfum. Son parfum tout contre moi.
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J’ai connu Henri au bal, comme ça se faisait. On se rencontrait tous au bal, ou presque. On a dansé, on s’est compris. Il m’a suivie dans la cité de Montigny, il restait en arrière, sur son vélo, tandis que je rentrais me coucher chez ma copine Irène, qui tout en marchant riait sous cape, moi, sur le coup, j’étais gênée. Après, j’ai cassé avec lui, comme on disait alors. J’étais trop jeune, je ne voulais pas m’embarquer dans une histoire sérieuse. Une histoire tout court, d’ailleurs. Ça ne l’a pas empêché de me courir après, je l’ai appris plus tard. Il a fait tous les bals, il m’a cherchée, et un jour le voilà qui arrive à la minuscule salle de Lallaing. Chez Marie Patakon. Il me voit, je le vois, et puis bon. On ne s’est plus quittés, c’était terminé.
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Écrire a toujours été pour moi un plaisir. Et ce, même dans les moments difficiles. J’ai aimé écrire à mon mari, Henri, quand on se fréquentait, quand il faisait son service militaire. Tous les jours il avait une lettre. Au moins une. Dans mes lettres je lui disais ce que j’avais sur le cœur, dans cette jolie langue qu’est le français, avec cette belle écriture qu’on m’envie tant. Pour dire son sentiment, il faut de belles lettres bien formées, une belle orthographe, de jolies phrases. À l’école, j’étais bonne en orthographe, mais les rédactions c’était mon régal. Le samedi matin. Une fois la directrice a été saisie, on avait fait une rédaction sur le thème du laboureur et elle avait lu la mienne. J’avais employé le mot fourbu, elle s’est étonnée de ce que je connaisse ce mot. Qu’est-ce que vous voulez dire par là, Anita ? m’a-t-elle demandé. J’ai répondu que c’était comme si la machine lui passait sur le corps. J’étais fière de mon coup. C’était ça être fourbu de fatigue. C’est comme si l’outil se retournait contre
nous, comme si le travail, au lieu de nous nourrir, nous renvoyait à la terre, dans d’atroces souffrances.
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La mort de mon père c’était loin déjà, enfin pas tant que ça, mais quand même. Ma mère ne voulait pas me nourrir comme ça, à ne rien faire. La première fois que je suis allée à l’usine c’est l’une de mes ciotka, l’une de mes tantes, qui m’a amenée, qui m’a présentée. On m’a regardée, on a dit d’accord, on m’a donné une machine. Ça a duré quelques temps. Le hangar gigantesque, des vitres de tous les côtés. Sous les verrières, l’hiver, on se les caillait. La chaleur des machines ne suffisait pas, pas question de porter des gants, avec des gants impossible de travailler. On gardait nos manteaux, on se couvrait la tête, on avait les doigts transis, bleuis. L’été, les doigts empêchaient encore le travail, dans le hangar ça suait
comme pas permis. Le contremaître se plaçait derrière, il se mettait à râler. La cadence. Comme les autres, sous le mince tablier réglementaire, je ne portais qu’une culotte et un soutien-gorge. L’autre se mettait à menacer. La cadence. Fallait pas être pudique.

Sur les machines rien que des femmes. J’aurais voulu être secrétaire. Après le Certificat il aurait fallu continuer. Comme ma cousine, devenue professeure. Ou une autre qui a fini directrice à EDF. J’aimais lire, je n’étais pas bête. La couture m’a longtemps dégoûtée. Coudre ça a été un métier.
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Mon père dans la cité, à Waziers, sous les pieds de mon père la boue, trois ans avant sa mort. On refaisait la chaussée, les hommes discutaient entre eux, ils sortaient en début de soirée parfois. Mon père aimait parler, il a eu un coup de froid je crois. Quelque chose s’est passé qui a tout déclenché. C’était déjà plein de charbon là-dedans, dans sa poitrine, il est sorti les sabots aux pieds, ceux avec la fourrure de lapin, son blouson vert en peau sur le dos. Il est allé vers ses camarades, les rues étaient boueuses malgré le froid, ça collait aux sabots. La réfection de la chaussée avançait, le quotidien en serait amélioré, c’était une bonne chose, ça montrait qu’on considérait les mineurs, le travail qu’ils fournissaient.

Mon père est allé vers ses camarades, ils ont parlé, ils ont ri. À coup sûr il a été question de la production du jour, des frayeurs de l’un, des joies de l’autre, de tel éboulement, de telle blague que celui-ci avait faite à cet autre. Je ne sais pas de quoi ils ont parlé, mais ils ont parlé, les sabots dans la boue, et ils ont ri, parmi ces maisons de briques roses et grises.

Et puis mon père a commencé à mourir, du charbon, ou plutôt du silice, bref du sol dans les poumons, il s’est noyé, c’est ainsi, la terre a commencé à appeler la peau de mon père. On l’a enterré, au-dessus de Léon, le premier mari de ma mère. On l’a enterré et on l’a oublié, un peu plus chaque jour. Sauf moi. Je veux me souvenir, je veux continuer à parler.
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