Roman de passions joliment dévorantes et d'éducations atypiques bien digérées, de transmissions essentielles à travers les âges et d'écosystèmes en phase avancée de décomposition, «
Aquariums »réussit le pari rare d'un pessimisme apocalyptique transformé sous nos yeux en paradoxal principe Espérance.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/24/note-de-lecture-
aquariums-j-d-kurtness/
Émeraude Pic est une jeune biologiste marine québécoise de haut vol, dont la thèse sur la reconstitution d'un écosystème tropical du golfe du Mexique, mise en pratique in vitro avec un tel succès qu'elle en retire peu ou prou le sobriquet de reine des
aquariums, lui vaut d'être embarquée à bord du Charlie Chopine, navire scientifique devant tenter de reproduire ce petit miracle dans un environnement arctique désormais profondément dégradé. Alors qu'elle rejoint le port d'embarquement, perdu tout au nord du Québec, une épidémie redoutable, après avoir été négligée pendant des mois (tous les virus ne sont pas forcément serviables quant à leurs périodes d'incubation et de contagiosité), commence à se déchaîner sur tout le territoire.
Prise au piège de (ou au contraire protégée par) la capsule de survie qu'est devenu de facto le Charlie Chopine, elle voit défiler en un monologue intérieur férocement humoristique (et parfois extrêmement caustique) l'enfance et l'adolescence qui l'ont menée là, et qui l'ont aussi conduite à avoir pour meilleur ami Henri, enfant très à part du fait de sa mortelle ultra-sensibilité au rayonnement ultra-violet, devenu un génie de l'informatique désormais en charge de plusieurs aspects cruciaux de la première mission spatiale habitée vers Mars, qui s'élançait justement ces jours-ci… Si l'on ajoute dans ce paysage mémoriel façonné par les hasards et les nécessités humaines, sociales et, jadis ou naguère, coloniales, un vaisseau hauturier secouru par la tribu locale d'un peuple premier, une authentique sorcière versée en herbes et en philtres, un dantesque combat préhistorique entre un cachalot et un calmar géant (le
Scott Baker de « Dans les profondeurs de la mer repose le sombre Léviathan » ne sera, à ce moment-là, pas si loin, de même qu'en des espaces voisins pourraient se glisser aussi bien les « Abysses » de
Rivers Solomon que le «
Superluminal » de
Vonda McIntyre – dont on vous parlera prochainement sur ce blog), on obtient un cocktail magique, joliment déroutant et, par bien des aspects, étrangement prémonitoire si l'on pense à la date de son écriture.
Publié en 2019 au Québec chez L'Instant même, puis en 2021 en France dans la collection Courant alternatif des Moutons Électriques, le deuxième roman de J.D. Kurtness, deux ans après «
de vengeance », nous propose le fabuleux mélange réussi, aux proportions méticuleuses, d'une saveur apocalyptique songeuse que l'on trouverait par exemple chez l'Emily St. John Mandel de « Station Eleven » et d'une imprégnation profonde des équilibres délicats des écosystèmes marins de l'extrême, tels qu'en rendait compte le grand
Barry Lopez de «
Rêves arctiques ». Et cela mâtiné avec justesse d'une dose d'émancipation adolescente joueuse – against all odds, pourrait-on dire – qui évoquerait la
Marie-Andrée Gill de «
Frayer » ou de «
Chauffer le dehors ». Et tout cela brillamment servi par une écriture rusée, sachant pratiquer le véritable mine de rien, aussi à l'aise dans les moiteurs sauvages des internats de jeunes filles que dans les arcanes des techniques de réfrigération et d'oxygénation en biologie marine, dans les rituels conjuratoires d'une autre époque et dans les caractéristiques d'incubation et de transmission de nouveaux virus mutants issus de celui de la rage. Dans la Montreal Review of Books, Roxane Hudon note très finement que ni Émeraude ni Henri ne deviennent ce qu'ils sont (la traduction de l'anglais est ici de mon cru) uniquement du fait de circonstances sociales ou d'
aléas d'éducation, mais bien à la fois du fait d'une transmission spécifique de quelque chose qui vient de loin, et d'une curiosité scientifique presque sans bornes. Et c'est ainsi que «
Aquariums » s'inscrit aussi pleinement dans ce courant littéraire passionnant que l'on pourrait nommer, à l'image de la « Trilogie climatique » de
Kim Stanley Robinson et de l'un de ses noms d'usage, le scientifique politique, ou plus exactement l'exploration des possibilités d'action politique et intime de la science contemporaine – une fois définitivement débarrassée de la mythologie délétère du progrès à tout prix devant d'abord nourrir les profits du capital.
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