François Meyronnis
Ce que nous remettons en cause, c’est la croyance sexuelle. Houellebecq, par exemple, piège son public en exploitant cette croyance. Tout le monde hallucine l’emprise sexuelle comme la réalité la plus intime, et ce n’est qu’un mirage : une croyance fondée sur un tour de passe-passe psychique. Un envoûtement, en somme. La capacité à résister à un tel envoûtement donne la mesure de la liberté spirituelle d’un individu.
La « sexualité », au sens où on l’entend actuellement, remonte-t-elle à la plus haute Antiquité ? Eh bien, non. Elle ne remonte pas plus haut que le XIXe siècle, comme Michel Foucault l’a établi il y a trente ans. N’est-elle pas en train de devenir un obstacle à l’amour ? L’industrie pornographique n’exhibe-t-elle pas le lien entre compulsion sexuelle et compulsion de meurtre ? Ces questions nous semblent de véritables questions politiques. Elles demandent de nouveaux développements dans la pensée et dans la compréhension.
Sans doute faudrait-il en finir avec le « sexe » comme dogme, avec cet enkystement d’Éros dans le corps anatomique envisagé comme organisme.
Sur ce plan, la littérature peut faire quelque chose - pas seulement décrire, mais agir.
La question de l’érotisme ne peut être entièrement dissociée de celle de l’amour. La spectacularisation du « sexe » permet d’oblitérer l’amour, ou de le cantonner dans la sentimentalité bébête. L’accueil fait aux romans de Houellebecq a ici valeur de symptôme. Il y a tellement peu d’amour, et cette absence engendre un tel désarroi - une telle tristesse - que le tableau délétère de cette sous-existence s’impose comme le produit éditorial par excellence.
Ce n’est pas chez Houellebecq que l’on trouvera la phrase de réveil. Cependant le mouvement qui nous lance à la poursuite de cette phrase, peut-être est-ce lui qui nous amène à reprendre la question de l’amour. D’une certaine façon, nous devons remettre en cause la théorie sexuelle de Freud.
À son époque, elle était fondée. Freud y tenait pour faire barrage, disait-il à Jung, à la marée noire de l’occultisme.
Il avait raison. Mais nous n’en sommes plus là. Les verrous sautent, les uns après les autres. Il est temps, sans doute, de renoncer à cette théorie sexuelle pour une érotique. Une érotique qui soit simultanément une poétique.
François Meyronnis
Le corps amoureux n’est pas le même que le corps anatomique. Depuis qu’André Vésale a fait surgir, au XVIe siècle, le corps anatomique, celui-ci obnubile les cerveaux européens. C’est surtout vrai, comme le montre Foucault, à partir du XIXe siècle.
Depuis cette époque, il devient presque impossible de lui échapper. Et dès que l’on rabat le corps amoureux sur le corps disséqué, il en résulte une sorte de lourdeur asphyxiante. L’« amoureuse humeur », comme dirait Aragon, est subordonnée à la physiologie animale, au sens le plus étroit du terme.
On croit évident de toute éternité que l’on fait l’amour avec le corps né pour mourir, avec le corps de la vie-mort biologique. Mais ce n’est pas si sûr. La tradition chinoise et la tradition indienne, par exemple, voient les choses autrement. D’après ces traditions, un corps subtil double et redouble le corps matériel. Et sans être initié à lui, pas d’érotique. Cela induit un autre commerce avec le corps, beaucoup plus détendu, beaucoup plus léger. Ah, vraiment, l’Occidental gagnerait à ne pas être enfermé dans ses préjugés anatomiques ! S’identifier à une viande qui agonise, quelle prémisse désastreuse ! Cela aboutit à confondre la jouissance avec le plaisir d’organe, avec pour résultat la frustration. Quelle misère ! Vite, un peu de Chine ! Un peu d’Inde ... Un peu de raffinement, de civilisation ... La grande tradition courtoise, qui se prolonge très tard, jusqu’au XVIIIe siècle, avec le libertinage qui la renverse, cette tradition occidentale de l’amour n’avait pourtant rien de rustre. Mais elle est si loin, aujourd’hui. Aussi exotique, au fond, que l’art érotique des Chinois, ou celui des Indiens. L’Occident a gâté le jeu de l’amour, par le triomphe de la science. Contrairement à ce que raconte la propagande, lorsque la science prend la place de la religion chrétienne, Éros s’étiole.