Et si on lui demandait, à cet enfant de Bordeaux qui a près de la cinquantaine aujourd’hui, pourquoi il l’aimait – lui – et entre tous, il ne saurait quoi répondre exactement. D’abord il bafouillerait, parlerait de "sensualité", de "suavité" – cette histoire de luge qui dévale les pentes enneigées des Pyrénées -, il évoquerait, tout en s’excusant, des images et des souvenirs d’enfance – à Bordeaux, dans les années cinquante – et tout en concédant que cette enfance ne porte qu’une minuscule part de vérité, qui est la sienne, qui n’a pas de valeur universelle, et à court d’arguments, tout à coup il lancerait des choses comme ça: "un jeu qui jubile" - "des mains qui chatouillent" - "des bordées dangereuses ou des ascensions périlleuses qui se terminent dans la volupté de l’arrivée" - "des vertiges affreux, soudain métamorphosés en extases"… Il essaierait de dire, cte homme de cinquante ans, la volupté des temps passés et au moment même où il le dirait, il se reprendrait à espérer dans cette volupté, alors il parlerait de "miracle", de "transe", il expliquerait que c’est l’"imperfection" même du jeu de Samson François qui était sa perfection.
Pour finir il aurait ce raccourci: Il jouait pour son plaisir!
On est écrivain en quelque sorte, même s’il n’y a pas de preuve: on est écrivain parce qu’on écrit, et n’y eût-il jamais personne pour s’en apercevoir. Ça se fait avec les doigts, semble-t-il, mais tout le corps s’est mis de la partie, jusqu’aux pieds qui ont terriblement froid. On n’a reçu aucun enseignement, on n’est passé par aucun conservatoire, ni aucun répertoire qu’on aurait rabâché et qu’on recracherait sur la feuille. Non, on est tout seul, et sans aucun savoir, même si les exemples sont légion. Mais en écriture il n’y a pas de modèle, et le débutant peut faire mieux qu’un vieux routier habitué à ficeler ses intrigues – dans le roman comme dans la vie. On n’est personne quand on pose le premier mot sur la page, et en même temps on est Dieu – qui tranchera jamais?
Debussy vous a rendu l’ouïe fine, la belle mélodie ne vous suffit plus, et vous qui écrivez maintenant, vous êtes en quête de correspondances, d’échos, en vérité vous cherchez votre voix, et derrière elle le son du texte, vous voudriez bien qu’il monte vers vous, et par les pieds, sous la table, pour les réchauffer.
Le but à atteindre, l’enfant ne le voit pas. D’ailleurs il n’y a pas de but: la musique, dans ce milieu où il grandit, va de soi en tant qu’héritage, que discipline, mais elle n’offre aucune perspective d’"avenir", comme on dit chez lui.