J'ai vu assez vite, très vite même, et de façon lumineuse, que le fait de vivre avec l'autre étranger du campus allait faire de moi un garçon en marge, déclassé, une petite anomalie dans cette communauté si fermée et si dure à percer.
Les titres volaient sur les lèvres. On reconnaissait la "Tennessee Waltz" et l’on tapait des mains en cadence pour une scie particulièrement idiote qui avait fait fureur juste à la fin des années 40, en 1949 : "Bibidi-Bodidi-Boo".
(une "scie" est ici une vieille mélodie, air, rengaine usée ou répétition fastidieuse d’un propos, que l’on est fatigué d’entendre)
Maintenant j'était tout seul à évoluer constamment au bord de précipices qui se succédaient. Un sentiment de mélancolie me gagnait, je languissais de revoir les frères et les parents. Mais en même temps, je voyais bien que j'avais commencé un voyage et que j'aimais trop voyager pour éprouver jamais le besoins de revenir en arrière.
Je me suis dit qu'il y avait des moments de bonheur et de beauté, et que j'avais vécu un moment comme ça et que j'en vivrais d'autres, et qu'entre ces moments de beauté et de bonheur il y avait le reste du temps et le reste de la vie, et que la seule chose que je pouvais faire, lorsque ce moment se présentait, c'était de le goûter le plus complètement et le plus profondément, mais je ne pouvais pas prétendre que ce moment dure éternellement. Il n'y a que des moments, et certains sont, simplement plus heureux que d'autres. Et il faut les saisir, comme on saisit une chance, cet oiseau rare qui passe au-dessus de l'homme et qu'on ne peut attraper qu'en se projetant en l'air, la paume et les doigts grands ouverts. Il faut vivre la vie en sautant vers le ciel, la main toujours ouverte.
Et j'étais tellement concentré sur mon effort que je ne pris pas conscience d'un changement considérable : j'avais prononcé ces mots en anglais - je ne parlais plus désormais dans ma propre langue. Bientôt, quelques jours plus tard, je me mettrais à rêver, aussi, en langue américaine.
La première fois que l'on tombe amoureux, la première fois que l'on vous ment, la première fois qu'on fait l'amour, la première fois qu'on perd une illusion, la première fois qu'on rencontre la beauté et son contraire. Les adultes et l'existence finissent par vous imposer le vieux précepte indispensable pour survivre : on efface, et l'on continue. Mais rien n'efface la première fois, pas plus que sur le blanc immaculé d'un drap ne peut tout à fait disparaître la tache de sang d'une vierge qui ne l'est plus.
" Le passé est une terre étrangère : on y fait les choses autrement qu'ici "
On blesse d'abord, puis l'on dit que l'on n'a pas voulu blesser, puis devant l'étendue du désastre et par une curieuse déviation de son égoïsme, on propose alors de tout effacer et de faire comme si le coup n'avait jamais été porté.
-D'ailleurs, ce n'est pas un sport. C'est la vie. Et dans la vie, il y a ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Winners et losers. Il n'y a que les débiles, les primates, ou les impuissants que ça amuse de perdre.
Car un secret est un secret, et les enfants préfèrent mourir que trahir. En ce sens, les enfants sont plus forts que les hommes.