Pour commencer il frappa à la porte d'Antoine pendant trois jours et trois nuits en attendant que le saint vienne l'ouvrir !" À la suite de quoi, Antoine le prit près de lui pour l'instruire et l'approuver en lui imposant les travaux les plus pénibles et les ordres les plus farfelus : tresser des nattes en plein soleil , faire un panier, le défaire, le refaire, le redefaire, casser un pot de miel et ramasser le miel sur le sol avec un coquillage sans qu il y ait de poussière."
A l époque où j écrivais ce livre, j ai tenté de reproduire cette épreuve : ramasser du miel sur du sable sans en prendre un seul grain. On imagine mal à quel point une activité aussi futile mobilise toute la tension et toute l'attention du corps et de l esprit au point de se sentir entièrement "vide" au bout d'une heure. C est ce vide _ et comme ce retrait total de tout sentiment autre que l'attention _ qui prépare l'ascète à d autres exercices.
Toutes les illusions, les fantasmagorie qui abondent dans les Vies d'ermites, ces formes fantastiques, ces anges et ces démons, ces créatures surnaturelles qui apparaissent et disparaissent à tout instant font du désert un véritable théâtre des ombres où l'ascete ne perçoit d'abord de Dieu que ses reflets: ses anges et les visions dont il le gratifie. Mais tôt ou tard, il peut accéder à la vision de la réalité suprême, où plus rien ne s'interposer entre l'ascete et Dieu. Le séjour au désert exprime le même symbole que la caverne de Platon _ celui d'un séjour passager dans le monde des illusions _ et ce symbole, Antoine le vivra effectivement au sens propre.
Où ira-t-il en quittant l'ancien de Qmran? Où s enfermera-t-il pour vivre des qu'il aura gagné le désert? Dans le lieu même de l'ombre et des fantômes : dans un tombeau
Je marchais pendant quatre jours et quatre nuits sans manger ni boire. Le quatrième jour, j'arrivai a une caverne et, avant d'y pénétrer, je frappai a la porte selon la coutume des frères afin que le frère sortit et que je puisse l'embrasser. J'attendis. Je frappai a la porte jusqu'au milieu de la nuit: personne ne répondit
(...)
Je dis en mon cœur "peut être n'y-a-t-il point de frère en ce lieu". J'entrai dans la caverne en criant : " béni moi, mon père! " Lorsque je fus entré, je regardai autour de moi: Je vis un frère assis, gardant le silence. Je tendis la main aussitôt, je pris son bras. Il tomba en poussière dans ma main. Je palpai tout son corps, et je vis qu'il était resté ainsi depuis qu'il était mort. Je regardai autour de moi, je vis un manteau. Lorsque je le pris, il tomba lui aussi en poussière. Alors moi, je me levai, je fis une prière, je pris le manteau, je recouvris le cadavre, je creusai la terre, je l'enterrai, je sortis
Le désert est un lieu inhumain. Mais que veut dire inhumain pour un copte? Cela veut dire : un lieu habité par d autres créatures que des hommes: par des anges et des démons. Dans le désert, nul homme ne peut vivre s il n est aidé par Dieu ou par ses anges, nul ne peut y demeurer sans affronter un jour ou l autre les assauts du diable: il doit y vivre avec les miracles et les tentations. Mais à force de fréquenter les anges, on finit par leur ressembler. Ce que les hommes du désert perdent en humanité, ils le gagnent en angélisme, et l on comprend que les peintres byzantins qui représenteront ces hommes d'Égypte sur les fresques du monastère de Cappadoce ou de Grèce les aient peints sous ce double aspect de sauvages et d'anges: visage émacié, habits en haillons, cheveux tombant jusqu'à terre, mais aussi regards perdus dans la contemplation d'une autre réalité, chair qui n est plus une chair.
Commencées dans les profondeurs et les ténèbres d'un souterrain la vie et l ascèse d'Antoine s'achève en ce lieu élevé, lumineux, d'où la mer Rouge apparaît "comme un nuage posé sur la terre" Après ses victoires sur le mal, il y mènera une existence quasi angélique et tous les épisodes de sa vie précédente se retrouveront inversés: les ténèbres deviendront lumière , les tentations miracles, et les démons des anges.
Bruno Doucey lit un extrait du recueil "grécité", de Yannis Ritsos, reproduit dans notre livre spécial dix ans "Un bateau nommé poésie".
Nous avons publié "grécité" en 2014, en bilingue grec/français, dans la traduction de Jacques Lacarrière.